« J’ENSEIGNE la philosophie depuis trente ans. Cela me pèse. Je ne peux le cacher. » Mais, ajoute l’auteur aussitôt, le métier n’est pas si affreux, il a les vacances, parfois une collègue à draguer en salle des profs, plus – et c’est nous qui ajoutons – la publication de temps en temps d’un essai.
Déjà, dans « le Bluff éthique », Frédéric Schiffter avait montré plus que de la méfiance envers les systèmes et les idéologies. Il construit ici un livre d’émotions, voire d’humeur, autour de dix auteurs aussi disparates que Nietzsche, Proust ou Ortega y Gasset. Il précise à propos du premier nommé que c’est moins l’auteur de Zarathoustra qui l’intéresse que le penseur des textes écrits entre 1877 et 1883 : « Le visionnaire m’ennuie, le moraliste souvent me touche. »
La raison de fond est aveuglante par ailleurs. Tout comme le penseur au marteau, Frédéric Schiffter est nihiliste. Un nihilisme sans violence, une attitude qu’il hume en quelque sorte dans le simple fait de vivre. « Chaque humain éprouve intimement l’inconsistance et l’absurdité de son existence. » La conséquence en est fatalement un tranquille pessimisme.
Hélas, beaucoup sont des pessimistes malheureux, l’absurdité du monde les terrorise et les rend stupides. Ce sont eux qui vont se jeter dans les bras des gourous de la vie bienheureuse, saupoudrée d’un peu de Krishnamurti. Il se définit lui-même comme un de ces pessimistes heureux qui ont le sens de l’insignifiance, s’accommode du pire et savent, comme le dit Schopenhauer, que la vie « va de l’ennui au désespoir ». La différence ? Ils en tirent de l’humour, non de l’aigreur.
Illusion.
On a beau détester le jargon de ses pairs, on ne peut s’empêcher de nommer philosophiquement. L’auteur se dit pessimiste acosmique. À la suite d’une grande douleur, nous affirmons que « c’est tout un monde qui s’écroule ». Or, Frédéric Schiffter montre qu’il y a là une illusion : le monde, au sens où il signifie aussi ensemble organisé (le cosmos grec) n’existe que par commodité de représentation.
De fait, l’expérience douloureuse de la perte révèle une cruelle vérité, à savoir que « la vie humaine n’est qu’un phénomène parmi d’autres voué au hasard et à la mort ».
Ceci explique qu’il avoue : « Depuis l’enfance, je me tiens à distance des gens de bonne humeur. Toute liesse me fait injure. Je regarde avec dédain les enthousiastes, les partants, les motivés. » Mais il prise les orphelins, les abandonnés, les déclassés.
Ainsi passe Frédéric dans le monde, dans un dilettantisme paresseux, mais les sens suffisamment aux aguets pour se constituer son petit panthéon personnel d’écrivains, de peintres et de cinéastes. On comprend que la sagesse de Montaigne l’enchante, tout comme la noirceur de Schopenhauer, visiblement son favori, car notre relation à autrui évoque bien la danse des porcs-épics ayant froid, le tout va être de trouver la bonne distance.
Si les belles théories l’agacent, il en appelle à Proust, pour qui « l’idée est un succédané des chagrins », ou à l’Ecclésiaste. Forcément, tout n’est-il pas que « poursuite du vent » ? Surtout les conseils de classe.
Frédéric Schiffter, « Philosophie sentimentale », Flammarion, 186 p., 17 euros.
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