De notre envoyé spécial
Est-ce une manière d'exorcisme ? Une sorte de thérapeutique personnelle ? Affairées derrière leur comptoir, les deux bonzesses, robe grise et crâne rasé, semblent rigolardes. Comme pour mieux conjurer leur proximité quotidienne avec la mort. Car dans l'une des gigantesques barres de béton qui composent la nouvelle aile de l'hôpital de l'université nationale de Taïwan, à Taipei, elles sont là, bénévoles, pour s'occuper des mourants et de leur famille, dans l'unité de soins palliatifs. Une unité de 17 lits sur les 1 600 que compte l'établissement, où tout est mis en uvre pour les patients.
Tout, bien sûr, pour lutter contre la douleur : « Cela fait longtemps que nous avons toutes les pompes à morphine nécessaires », souligne une responsable de cette unité. Tout, aussi, pour rendre moins pénible, moins effrayante, l'approche de l'issue fatale. Thérapie artistique, dialogue avec des religieux, repas spéciaux préparés par des spécialistes de médecine chinoise et censés « redonner de la vigueur ». Rien ne manque ici. Ni l'ouverture sur un jardin ni un living-room commun avec un piano. Et une table de mah-jong, puisque « le jeu, c'est aussi un moyen d'oublier la douleur et la fin qui s'annonce ». Ni, non plus, une chambre réservée aux personnes décédées où les familles peuvent venir prier. Et où, grâce à un subtil jeu de rideaux amovibles, les chrétiens peuvent se retrouver dans un décor familier.
Plus au sud sur l'île, à Hualien, au pied des montagnes de marbre du parc national de Taroko, à l'hôpital de la fondation bouddhiste Tzu-Chi, l'un des établissements les plus réputés de l'île, un médecin taïwanais, revenu à Hualien après plusieurs années passées aux Etats-Unis, piaffe d'impatience. Dans quelques semaines, il recevra son Pet-scan, qui viendra compléter des équipements d'imagerie médicale et de médecine nucléaire que pourraient jalouser bien des hôpitaux français.
Attirer les étrangers
Qualité de la vie hospitalière et des équipes médicales, humanisation, sophistication des équipements : que ce soit à Taipei, à Hualien ou ailleurs, les autorités de l'île montrent volontiers à l'étranger de passage leurs vitrines hospitalières. Superintendant de l'hôpital de l'université nationale de Taïwan, Lee Yuan-Teh rêve d'ailleurs de faire de l'île une plaque tournante de la médecine asiatique. Et d'attirer les « nouveaux riches » chinois du continent, mais aussi d'autres étrangers, dans des structures hospitalières haut de gamme. Des hôpitaux cinq étoiles avec un confort de palace, des praticiens de haut niveau et des équipements de pointe.
Le patron de l'hôpital de Taïwan ne désespère pas que l'île puisse détrôner ainsi Singapour et Bangkok, où deux hôpitaux de la sorte existent déjà. Deux établissements qui attirent une riche clientèle, grâce à leur réputation médicale mais aussi à leur moquette dans les couloirs, aux chambres avec mobilier de luxe, coin-salon, lit pour les accompagnants, choix entre plusieurs traiteurs pour les repas qui peuvent être commandés à la carte à toute heure.
Taïwan, donc, est fière de son système de santé et tient à le faire savoir. D'abord parce que l'île est engagée dans une intense campagne de lobbying pour obtenir un siège d'observateur à l'OMS qu'elle n'a pu arracher ces dernières années (voir page 23). Ensuite, parce qu'elle estime qu'elle n'a pas à rougir, loin de là, de son bilan en matière de santé.
Des causes de mortalité de pays riche
En trente ans, de 1971 à 2000, le taux de mortalité infantile est tombé de 15,5 pour mille à 6,07 pour mille (4,8 en France). L'espérance de vie est aujourd'hui de plus de 78 ans pour les femmes et de plus de 72 ans pour les hommes. La variole a été éradiquée en 1955, la rage en 1959, le paludisme en 1965 (résultat remarquable dans un pays où, au début des années cinquante, il y avait plus de un million de cas). La vaccination contre l'hépatite B, qui a commencé dès 1984 chez les enfants d'âge préscolaire, a fait chuter le taux de porteurs dans cette catégorie de la population de 10,5 à 1,5 %. « Et nous espérons que ce taux ne dépassera pas 0,1 % en 2010 », affirme-t-on au Centre de contrôle des maladies transmissibles (CDC) de Taipei. La poliomyélite a été éradiquée en 2000.
Bref, si l'on excepte les accidents en tout genre, les Taïwanais meurent aujourd'hui des maux qui frappent les pays développés. Les cancers sont la première cause de mortalité, les accidents la deuxième, puis viennent les AVC, les maladies cardiaques, le diabète, les maladies du foie. Voici moins de cinquante ans, les maladies digestives, les diarrhées constituaient la première cause de mortalité devant les pneumonies et la tuberculose.
Ce grand chambardement dans les causes de la mortalité est, à lui seul, révélateur de la formidable évolution de l'île qui, sous-développée voici quelques lustres, est aujourd'hui devenue, avec ses 23 millions d'habitants, la quatorzième puissance commerciale du monde et le quatrième détenteur de devises.
Une assurance-maladie universelle
Autre élément essentiel de la politique de santé : la mise en place, en 1995, d'une assurance-maladie universelle (National Health Insurance, NHI). Couvrant les 23 millions de Taïwanais, le système a fédéré trois assurances existant jusqu'alors mais singulièrement incomplètes. Le budget du NHI, de 288 milliards de dollars taïwanais (8,7 milliards d'euros), est financé à 33 % par les employeurs, à 28 % par l'Etat et à 39 % par les primes des assurés eux-mêmes. La création du NHI est, semble-t-il, un succès. Le taux de satisfaction de la population se situe entre 65 et 75 %, selon différents sondages d'opinion. Bien que l'effet de l'amélioration de la couverture maladie sur l'état sanitaire des Taïwanais soit difficile à apprécier, Chang Hong-Jen, président du NHI, affirme qu' « elle a contribué à améliorer la qualité des soins ». « L'indice le plus remarquable, souligne-t-il , c'est que 90 % des aborigènes (NDLR : qui sont traditionnellement les laissés-pour-compte de l'île) se déclarent satisfaits. »
Appréciation confirmée par cette Taïwanaise aborigène, mère de trois enfants, rencontrée près de Wulai, à une cinquantaine de kilomètres de Taipei. Dans sa maison rongée par l'humidité, mais où trône un impressionnant home cinema, cette femme d'origine rurale se souvient de l'épreuve que constituait, naguère, le fait d'aller voir un médecin. C'était un parcours du combattant exigeant de longues marches, sur des sentiers de montagne pentus et souvent impraticables. « Parfois, mon mari et moi, nous devions y renoncer, raconte-t-elle, alors que maintenant le médecin est à cinq minutes et ne coûte presque plus rien. »
« C'est un grand progrès : rendez-vous compte, avant, il y avait 7 millions d'enfants ou de personnes âgées non assurées », renchérit le Dr Wu Yung Tung, président de l'Association médicale de Taïwan et conseiller spécial du président de la République Chen Shui-bian. Avant d'ajouter, en bon défenseur des intérêts du corps médical : « Mais c'est vrai que cela a un peu diminué les revenus des médecins. »
Les menaces du SIDA et de la tuberculose
Voilà pour la success story taïwanaise. Pour le dragon économique devenu, ou presque, dragon sanitaire. Les autorités ne cachent cependant pas les zones d'ombre de leur système, ni leurs sujets de préoccupation en matière de de santé publique. Et notamment l'occidentalisation des habitudes alimentaires, comme le souligne le Dr Wu Yung Tung. Les jeunes chinois obèses ne se rencontrent pas que sur le continent. A Taipei, la jeunesse branchée envahit, le soir tombé, avec une belle boulimie, les MacDo, Kentucky Fried Chicken et Starbuck Coffee. Et même en province, il n'est pas rare de voir des écoliers atteints de surcharge pondérale. Autres sujets d'inquiétude : le SIDA et la tuberculose. Taïwan compte actuellement 3 500 porteurs du HIV mais le taux d'augmentation annuel est de 20 % et les autorités prévoient qu'il pourrait y en avoir 75 000 en 2011. Encore ne s'agit-il là que des cas officiellement recensés. « Il y a en effet une sous-déclaration du nombre de cas que l'on peut estimer à 30 % », confie Twu Shiing-Jer, directeur général du CDC. Face à cette situation, le gouvernement vient de mettre en place un comité pour renforcer la prévention. Les initiatives se multiplient. Un premier restaurant à thème consacré au SIDA vient d'être ouvert à Taichung, à l'ouest de Taïwan, où la progression de la maladie est spectaculaire.
Mais le « relapse », le relâchement de la vigilance, semble aussi faire des victimes dans la jeunesse, un brin délurée, de Taipei, qui néglige parfois de « sortir couverte ». Selon une étude menée par le CDC sur 424 séropositifs, et citée par le « Taipei Times », 58 % des personnes interrogées déclaraient être homosexuelles, 22 % bisexuelles et 20 % hétérosexuelles.
Quant à la tuberculose, certes, les décès sont passés de 42 pour 100 000 habitants en 1960 à 7,5 pour 100 000 habitants en 1998. « Mais depuis deux ou trois ans, il n'y a plus de diminution de la mortalité par tuberculose et l'on peut craindre une augmentation dans les année s à venir », indique Twu Shiing-jer. Responsables, ici comme ailleurs, de cette recrudescence attendue : le SIDA, le manque de vigilance, les multirésistances aux traitements.
Des virus bizarres venus du continent ?
Eprise d'ouverture sur le monde et de développement des échanges avec le continent, Taïwan semble cependant s'effrayer des conséquences sanitaires que pourrait avoir le développement des échanges entre les deux rives du détroit . « Il existe en République populaire de Chine des maladies inconnues à Taïwan », s'inquiète le Dr Wu Yung Tung, président de l'Association médicale de Taïwan. Lesquelles ? « Je ne sais pas, mais des Taïwanais sont revenus du continent contaminés par des virus bizarres. »
Le système sanitaire taïwanais manque également de bras. Avec 27 200 médecins (sans compter les 3 400 spécialistes de médecine chinoise), l'île compte un praticien pour un peu moins de 800 habitants.
« Parvenir à un médecin pour 500 habitants serait une bonne chose », souligne Lee Ming-Liang, ministre de la Santé. Encore faut-il que ces médecins soient bien répartis. Or les praticiens ont la tendance fâcheuse, quoique naturelle, à déserter les zones montagneuses ou certaines îles taïwanaises (Matsu et Kinmen).
Pour tenter de peupler ces déserts sanitaires, Taïwan a adopté toute une série de mesures : amélioration des rémunérations des professionnels de santé, obligation de s'installer pendant six ans dans les zones montagneuses pour les médecins qui bénéficient de bourses gouvernementales, etc. Mais beaucoup reste à faire pour développer l'éducation sanitaire de la population dans ces zones reculées.
Onze fois par an chez le médecin
Enfin, l'île n'échappe pas au casse-tête de la maîtrise des dépenses d'assurance-maladie. Avec 5,39 % du PIB consacré aux dépenses de santé en 1998, Taïwan a certes de la marge et se situe encore loin derrière certains pays industrialisés (9,5 % en France en 1999). Le budget de l'assurance-maladie n'est d'ailleurs pas encore en déficit. Mais les difficultés se profilent à l'horizon. La récession économique qui a frappé Taïwan l'an dernier n'a pas encore eu d'effet sur les rentrées de la Sécurité sociale mais le gouvernement a été obligé de décider une politique de prêts sans intérêt pour aider les Taïwanais dans le besoin à payer leur cotisation maladie. Ici comme ailleurs, les responsables s'inquiètent des conséquences du vieillissement de la popualtion sur les dépenses maladie. Et l'on cherche, comme partout, à maîtriser les dépenses. « Le problème avec les Taïwanais, c'est qu'ils adorent leur médecin », constate le président du NHI, Chang Hong-Jen. « C'est vrai, reconnaît Mark, un jeune ingénieur de Taipei, dès que j'ai mal à la tête ou à l'estomac, je vais voir un médecin. » Résultat : les Taïwanais voient leur médecin onze fois par an en moyenne, soit approximativement deux fois plus souvent que les patients français. Avec pour corollaire, compte tenu de la relative pénurie de médecins, des consultations de plus en plus courtes. Des mécanismes ont été mis en place pour éviter la surconsommation des patients et la suractivité des médecins. Le ticket modérateur acquitté par les malades qui vont voir plus de vingt-cinq fois un médecin dans l'année passe ainsi de 0,50 dollar taïwanais par consultation à 100 dollars taïwanais, soit de 15 centime d'euro à 3 euros. Le tarif de la consultation des médecins (220 dollars taïwanais, soit 6,9 euros pour un généraliste) peut baisser lorsque le médecin dépasse un certain nombre d'actes. Une politique de baisse des prix des médicaments a été mise en uvre. Après avoir vaincu, il y a un certain temps, les maux des pays en développement, Taïwan est aujourd'hui confrontée aux problèmes sanitaires et aux difficultés de la protection sociale des pays riches. Ce qui, somme toute, est un moindre mal...
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