L'ancienne juge d'instruction de l'affaire Elf, Eva Joly, a pris une retraite sans doute anticipée et elle est retournée en Norvège, d'où elle est native, où elle occupe des fonctions de conseillère gouvernementale. Mais c'est en France qu'elle publie un livre qu'on trouvera dans les librairies à partir d'aujourd'hui.
Dans cet ouvrage, Mme Joly dénonce les pressions auxquelles elle a été soumise pendant qu'elle instruisait le prodigieux scandale. L'un de ses supérieurs l'a même avertie que sa vie était en danger. Il est donc humain, et même logique, que la juge exprime sa part de vérité. Les précédents ne manquent pas de magistrats qui ont été assassinés ou impliqués dans des affaires aux ramifications si nombreuses qu'ils en ont été déstabilisés. Comme le juge Eric Halphen, qui a eu le front de s'attaquer aux plus hautes personnalités de l'Etat et qui a épouvanté assez de gens importants pour qu'un complot destiné à « prouver » qu'il était corrompu ait été monté contre lui.
La fascination du pouvoir
Nous étions alors - et nous sommes toujours - dans une série de cas de figure où la perversité est fortement teintée de naïveté et peut-être de bêtise. Le « complot » contre Eric Halphen a non seulement échoué mais ses auteurs ont été traduits en justice. Le stratagème s'est retourné contre eux.
Toutefois, le juge Halphen ne s'en est pas vraiment remis. Poursuivant son instruction jusqu'au stade où il a convoqué la première dame de France et par ailleurs vivement combattu par sa hiérarchie qui voyait en lui un caractériel ou tout simplement un homme tellement fasciné par le pouvoir qu'il tentait de l'abattre, il a renoncé à ses fonctions quand les plus hautes autorités judiciaires de ce pays lui ont fait savoir qu'il ne pouvait pas traiter le chef de l'Etat comme n'importe quel citoyen.
Que ce soit vrai ou non, qu'il y ait ou non, dans une république parlementaire, des hommes au-dessus de la loi, que le juge Halphen ait plus obéi à une pulsion qui lui commandait de s'en prendre au premier magistrat du pays pour exalter la supériorité de sa propre fonction ou qu'il ait strictement suivi la procédure, n'est déjà plus le fond du débat, qui ressurgira peut-être quand M. Chirac deviendra un citoyen comme les autres. La question qui est posée aujourd'hui est la suivante : la justice rend-elle fou, comme la télévision ?
Pour ce qui concerne Eva Joly, qui a toujours instruit l'affaire Elf avec une grande sérénité apparente et semblait si sûre de son droit qu'elle ne commentait presque jamais son travail, la réponse est non. Elle a écrit son ouvrage à tête reposée, longtemps après avoir quitté ses fonctions et même quitté la France. On lui saura gré de dénoncer les contraintes auquel le deuxième pouvoir est soumis par le premier. Sa contribution au procès de ceux qui bafouent nos institutions pour cacher leurs propres méfaits est forte. Tout, dans sa discrétion, sa modération, son calme devant la tourmente, renforce l'idée qu'elle appuie une indignation légitime, mais sourde, sur des faits.
Mais voilà : ce point de vue de Sirius, qui nous arrive du grand nord, ne tombe-t-il dans la marmite du procès Elf et n'en fait-il pas bouillir le contenu ? Ce n'est pas pour les Norvégiens, probablement indifférents aux querelles intestines de la France, qu'Eva Joly a écrit, mais bien pour les lecteurs français ; et elle ne pouvait ignorer qu'en le publiant aujourd'hui, elle jetait un pavé énorme dans la mare du scandale.
Or Mme Joly n'est pas un spectateur de cette dramatique mais l'un de ses principaux acteurs ; et la Norvège où elle s'est retirée ne l'empêche pas de rester une citoyenne française mêlée aux déchirements de la société française ; qui plus est, il n'y a pas, loin s'en faut, prescription. Le secret de l'instruction n'est pas levé par l'ouverture du procès. Elle a donc manqué à son devoir de réserve.
Une revanche
Cela n'en fait pas une illuminée, mais quelqu'un qui a voulu prendre sa revanche de son vivant : revanche sur les pressions qu'elle a subies, sur les dysfoncionnements de la justice, sur l'étroit et diabolique rapport que la justice continue d'entretenir avec la politique, alors que les lois et les réformes de ces lois prétendaient assurer son indépendance. Une entorse à l'éthique a permis à Mme Joly d'éclairer un paysage obscur. On aime la lumière, on est déçu par la méthode dont s'inspire une dame qui vénérait la procédure au point qu'elle semblât manquer de cur. Ah, mais c'est que j'en ai un, et qui souffre de surcroît, a-t-elle l'air de nous dire, quand on ne cesse de placer des bâtons dans les roues de la justice que je suis - j'étais - censée représenter. Le système qui a fait confiance à une femme et à une étrangère pour nettoyer les écuries d'Augias, le système qui a donné tous pouvoirs à cette magistrate pour s'attaquer aux corrompus, fussent-ils parmi les personnages les plus puissants de la République, a eu une panne brutale lorsqu'ont été mesurées les conséquences de son instruction.
Juger la juge ? Pourquoi pas ? N'a-t-elle pas harcelé Roland Dumas jusqu'au moment où ses collègues du siège l'ont innocenté ? Nul n'est au dessus des lois, a fortiori d'une critique. Mais c'est moins la faute déontologique de Mme Joly qui compte que ce qu'elle nous apprend après avoir délibérément commis cette faute.
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