«DEPUIS vingt-quatre ans, je me rends sept jours sur sept à mon bureau, de dix heures du matin à sept heures du soir, sans déjeuner, et j’écris. C’est-à-dire que, l’été, je compte les dauphins venus de la mer de Marmara et qui sautent hors des eaux noires, et le reste de l’année, je surveille les bateaux. Bon an mal an, je produis entre 150 et 160 pages de roman, j’ai une vie d’employé de bureau, je n’ai jamais rien souhaité d’autre.», disait-il, il y a peu.
Il n’hésite pas pour autant à sortir de sa « tour d’ivoire » – les bureaux de ses grands-pères, ingénieurs dans les chemins de fer qui ont bâti la fortune familiale – pour prendre position. Il a été le premier écrivain dans le monde musulman à condamner ouvertement la fatwa de 1989 contre Salman Rushdie et en 1995 il a soutenu son collègue turc Yasar Kemal qui avait maille à partir avec la justice. En 1998, il a refusé d’accepter le titre d’« artiste d’Etat ». Et il a mis le feu aux poudres au début 2005 en affirmant dans un hebdomadaire suisse que «1million d’Arméniens et 30000 Kurdes ont été tués sur ces terres, mais personne d’autre que moi n’ose le dire».
On l’a qualifié de renégat et poursuivi pour « insulte ouverte à la nation turque », tandis que les dignitaires de la région d’Esparta ordonnaient de brûler ses livres (en vain, semble-t-il, car aucun de ses ouvrages ne figurait dans les librairies et les bibliothèques locales !). Ses détracteurs ont même affirmé que ses prises de position ne visaient qu’à accroître sa notoriété… et ses chances de nobélisation. Les poursuites ont finalement été abandonnées au début 2006.
A ce sujet, l’Académie suédoise s’est contentée de remarquer qu’ «il est connu dans son pays comme un auteur contestataire, bien qu’il se considère comme écrivain littéraire sans intentions politiques». Quant aux milieux intellectuel et politique turcs, ils l’ont unaniment félicité, le ministre de la Culture ayant pris soin de préciser n’être «concerné que par Pamuk le romancier. Ses autres actions ne m’intéressent pas».
Interrogé au milieu de la nuit depuis l’université de Columbia à New York où il enseigne actuellement, l’heureux récipiendaire a souligné recevoir cette distinction «tout d’abord comme un honneur accordé à la langue turque, à la culture turque, à la Turquie» et comme une reconnaissance de son travail, de son «humble dévouement pour le grand art du roman».
Un pont entre deux cultures.
Orhan Pamuk est né à Istanbul en 1952. Par fidélité familiale, il entreprend des études d’architecture qu’il ne finit pas, s’oriente vers le journalisme avant de céder au démon de l’écriture ; il s’enferme dans sa petite chambre de l’appartement maternel (son père, un «poète raté», selon lui, avait disparu bien avant de divorcer) pour noircir des pages et des pages (il n’utilise toujours pas d’ordinateur).
Il a fallu huit ans avant qu’un éditeur accepte son premier manuscrit, « Cevdet Bey et ses fils », qui fut déjà un succès.
De 1985 à 1988, il étudie aux Etats-Unis ; il profite de cette escapade hors de sa ville natale pour écrire la majeure partie d’un de ses romans les plus lus en Turquie, « le Livre noir », qui décrit la recherche effrénée d’une femme par un homme pendant une semaine dans un Istanbul enneigé, boueux et ambigu.
« Mon nom est rouge » – subtile réflexion sur la confrontation entre Orient et Occident dans l’Empire ottoman à la fin du XVIe siècle – lui ouvre les portes de la célébrité internationale ; Orhan Pamuk est aujourd’hui traduit dans une quarantaine de langues.
Il a reçu l’année dernière le prix Médicis étranger pour « Neige », également prix du meilleur livre étranger du « New York Times » en 2004, qu’il décrit comme «(son) premier et dernier roman politique», une réflexion sur l’identité de la société turque et la nature du fanatisme religieux.
Son dernier ouvrage, « Istanbul », est à la fois un livre de souvenirs et un essai sur la Ville, illustré de photographies tirées de son propre album de souvenirs comme des cartons de photographes turcs, et de peintures d’artistes occidentaux.
C’est l’image que l’on retrouve dans la plupart de ses romans, d’un Istanbul écartelé entre un Orient mystérieux et un Occident conquérant qui désespère de s’y imposer malgré la force d’une loi républicaine imposée depuis trois quarts de siècle. Un sujet d’actualité s’il en est.
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