UN EXEMPLE FRAPPANT de cette crise est celle qui atteint la relation d’autorité. Cette relation, par exemple entre un professeur, un éducateur et un adolescent, suppose une dissymétrie : l’adulte incarne un cadre propice à une relation, des valeurs, un sens. On sait qu’aujourd’hui le jeune perçoit ses parents ou ses enseignants comme symétriques de lui. Rien ne préétablit la relation, aucune antériorité. Cela est avivé par notre société marchande qui fait que des adultes au chômage peuvent incarner l’échec aux yeux d’un jeune.
Il ne faudrait pas croire que ces propos sont une invitation à regretter le bon temps de la poigne, voire de la « schlague ». Au contraire, moins il y a d’autorité, plus peuvent se faire jour d’autres contraintes : l’adulte peut tenter la séduction ou la violence, puisque échoue la relation qui dit simplement : «Tu dois m’écouter et me respecter, tout simplement parce que je suis responsable de cette relation.»
Tout cela se paye de beaucoup d’angoisse pour une jeunesse qui n’est plus structurée que par une société marchande. Il est frappant à cet égard de voir que la contestation de nos fameux « jeunes de banlieue » n’avait rien à voir avec quelque refus d’un modèle social*, mais se réduit piteusement à un droit «d’avoir des chaussures de marque». Lorsqu’on ne voit plus ses parents aller travailler, et qu’en même temps on est harcelés par les objets à posséder, l’énervement remplace l’espoir, ce que les auteurs résument en disant : «Depuis les années 1970, marquant le début de la crise, deux ou trois générations ont vécu la rupture historique que nous avons évoquée, le changement de signe au futur, le passage du futur-promesse au futur-menace.»
Plus profondément, ce livre nous montre que face aux puissants, incapables de proposer quoi que ce soit dans leurs congrès, face à une société de stricte compétition-rentabilité, la création de liens sociaux est interrompue. Ajoutons que des techniques comme Internet, dans lesquelles disparaît l’affrontement interpersonnel, favorisent le mythe d’une grande communication planétaire. Les êtres ne se touchent plus réellement mais ne cessent d’être en réseau avec les lointains.
La clinique du lien.
Ce mal-être capté par MM. Benasayag et Schmit fait que l’expérience quotidienne de la psychothérapie est au centre du livre. Ses dévoiements illustrent justement un lien qu’on ne cesse de détricoter. Il arrive en effet à la psychiatrie ce qui, selon les auteurs, a déjà frappé la médecine. La rencontre, l’accueil du malade sont délaissés au profit d’une classification, en l’occurrence le DSM (Manuel statistique et diagnostique des troubles mentaux), outil construit et proposé par les psychiatres américains. Le patient n’est plus une personne mais un individu auquel on applique un schéma préétabli, on se trouve devant un buisson de symptômes relevant de médicaments également préétablis pour ce type d’entité nosographique.
On retrouve ici une problématique très liée aux travaux de Thomas Szasz** : la psychiatrie a-t-elle pour but de restaurer un ordre social en lui-même pathologique ? Les auteurs donnent l’exemple suivant : une femme qui consultait se demandait s’il ne valait mieux pas changer le prénom d’un enfant adopté, originaire d’Asie. Il lui semblait évident qu’ainsi elle pouvait lui éviter de souffrir de racisme. Par là-même, elle entérinait sans le savoir une société où rien ne doit dépasser, c’est-à-dire normale.
Pour une clinique du lien, aucune position normative n’est posée a priori, par exemple : il faut être performant, « à la hauteur ».
C’est à partir de ce non-savoir que peut être capté le désir d’un adolescent en état de souffrance sociale.
Miguel Benasayag, Gérard Schmit, « les Passions tristes », la Découverte/Poche, 7,50 euros, 182 pages.
* Bien qu’un grand journal élito-vespéral y ait vu un « second mai 68 ».
** Thomas Szasz : « le Mythe de la maladie mentale, Payot, Paris, 1975.
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