Sur l'indicible, le dernier mot n'est jamais dit. Psychanalyste, maître de conférences à l'université de Paris-7-Denis-Diderot, Régine Waintrater (1) apporte une contribution remarquable à l'étude des génocides, grâce à un travail qui n'est ni fiction, ni essai, mais une somme de témoignages.
Tout d'abord, elle examine plusieurs génocides, juif, arménien, cambodgien, rwandais et même yougoslave. Ensuite, elle s'intéresse aux survivants qui, s'ils ont échappé à la mort, ne gardent pas moins des séquelles graves de leur unique et atroce expérience. Enfin, elle met au service de son travail beaucoup plus que sa compétence de psychanalyste : une impressionnante rigueur dans la procédure de recueil des témoignages qui, sans doute, n'ôte rien à l'effort thérapeutique proprement dit, mais ajoute beaucoup à la connaissance historique.
Régine Waintrater a réalisé, semble-t-il, la plupart des entretiens qu'elle rapporte, mais elle s'appuie aussi sur une bibliographie inépuisable et n'hésite pas à se référer aux uvres cinématographiques, principalement celle de Claude Lanzmann. Elle se situe donc très près du milieu social contemporain en train de faire son travail de mémoire, tout en se livrant à une création unique sur un thème beaucoup plus étroit que les précédents : on a décrit les génocides, comme Lanzmann dans Shoah et Jean Hatzfeld (« Dans le nu de la vie. Récit des marais rwandais », Ed. Le Seuil, 2000) ; mais, comme nous avons cru que les survivants ont eu au moins une chance par rapport aux morts, celle d'avoir survécu, nous nous sommes plus intéressé à leurs témoignages qu'à la façon dont ils ont continué à vivre.
Pas Régine Waintrater qui s'est demandé si on pouvait « sortir du génocide », si un être humain peut penser l'impensable, s'il peut guérir d'un traumatisme qui dépasse en violence tout ce que l'homme a pu produire dans ce domaine, si, comme le dit l'un de ses interlocuteurs, « nous sommes tous morts à Auschwitz ».
Soucieuse d'entreprendre un travail différent de celui du psychanalyste, même si c'est vraisemblablement son métier qui l'a conduite vers le sujet, l'auteur prend de multiples précautions : de procédure, dans l'élaboration des entretiens qui répondent à des protocoles quasi scientifiques et doivent être impérativement avalisés par le témoin ; de sémantique, puisque le questionneur est nommé « témoignaire », mot savant qui a l'avantage de remplacer celui de soignant ; et de style, puisque jamais, ou presque, l'auteur ne cède à l'émotion, interdite à la psychanalyste, mais aussi à la scientifique et à l'historienne.
Ce qui ne l'empêche nullement d'aller au cur même des faits, avec des descriptions ou des récits extrêmement minutieux que des livres ou des films célèbres ont pudiquement recouverts sous l'allusion ou par des moyens qui laissaient plus de place à l'imagination qu'à l'irruption d'une réalité indigne et dérangeante.
Le sentiment de culpabilité ou la honte d'avoir survécu ou même d'avoir assisté aux souffrances des autres sans s'y être opposé, les images insupportables qui hantent les cauchemars ou la mémoire, le sentiment d'abandon total et irrémédiable, l'absence de Dieu ont laissé dans le psychisme des survivants des plaies encore ouvertes ou à peine cicatrisées. L'abondance et la gravité des traumatismes laissent le lecteur pantois devant des ravages encore réels soixante ans plus tard. D'autant que, comme l'explique fort bien l'auteur, il n'y a pas de mots pour exprimer avec précision et jusqu'au bout les horreurs du génocide. Comme l'infini de Baudelaire, elles ont une « pointe acérée » qui continue à torturer les cerveaux à la façon d'un vilebrequin.
Régine Waintrater montre tous les types de survivant : celui qui parle sans arrêt, celui auquel il faut arracher les mots ; celui qui ne supporte pas d'avoir survécu, celui qui a préféré être humilié et rester en vie ; celui qui a eu le courage d'aider les autres, celui qui a eu le courage de ne céder ni aux coups ni aux atrocités parce qu'il ne voulait pas mourir. Il s'ensuit que la manière de porter ces cruels souvenirs n'est pas toujours la même et que les maux qu'ils causent encore sont variables. Au passage, l'auteur tord le cou à une erreur historique : au lendemain de la guerre, les survivants voulaient parler, certains ont même publié des livres à compte d'auteur. Loin d'avoir souhaité « oublier », ils n'ont pas trouvé une société à leur écoute. C'est le monde qui s'est fermé à leurs témoignages.
Et après avoir témoigné, sont-ils « sortis » du génocide ? La psychanalyste nous fournit autant de réponses qu'elle a rencontré de témoins. Le lecteur n'a pas tout à fait le sentiment qu'on puisse vraiment en sortir.
(1) « Sortir du génocide. Témoigner pour réapprendre à vivre », par Régine Waintrater, Ed. Payot, 20 euros.
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