QUI REMARQUE les chantiers ? On en a en général une perception sur les marges : palissade qui gêne le piéton, oblige l'automobiliste à un contournement, vague saisie d'individus à lourd casque, et puis le bruit qui déchire le tympan et conduit à rapidement dépasser les lieux. Mais, pour Nicolas Jounin, la situation est vite devenue indépassable, à partir de ce qui est la scène primitive, archétypale, qui inaugure son récit.
Donc, un travail sous forme d'enquête effectuée entre septembre 2001 et la fin de 2004, avec neuf mois d'observation sur les chantiers et de prises de notes (qu'on imagine furtives). Mais le sociologue ne part pas sans une solide formation : trois mois d'apprentissage en coffrage et ferraillage dans un lycée professionnel.
La scène primitive, c'est, tôt le matin, le boulevard Magenta, à Paris, les agences d'intérim, lieux de bousculade où des travailleurs fatigués et un peu hagards demandent à une secrétaire déjà lasse : «Avez-vous quelque chose pour moi?»
Voici notre héros envoyé sur le front par la « Forcintérim » sur un chantier de la filiale Martin. Bien sûr, ces noms sont fictifs. Ce qui ne l'est pas, c'est la nécessité, sur ce chantier de réhabilitation d'un immeuble haussmanien, de descendre d'immenses portes à la benne, quelques étages plus bas.
Racisme et mensonge.
Situons quelques personnages bien en vue dans le décor. Nicolas Jounin travaille avec Hassane le Sénégalais et un autre Africain, Lansana. Ce dernier se voit apostrophé par Tonio, le chef d'équipe portugais, à propos de la lourde porte transportée : «Tu l'emportes en Afrique?» Un chef d'équipe les houspille en permanence, ils ne travaillent jamais assez vite à ses yeux, et crie à Hassane : «Dégage-toi de la benne, ne te coince pas! De toute façon, si tu meurs, il y a plein de Noirs.»
À 16 h 30, le chef d'équipe vient leur dire que le travail est terminé. On s'est abstenu de les prévenir, c'est là une constante des chantiers et de l'attitude à l'égard des intérimaires : «Si on les prévient, ils arrêtent de travailler sérieusement une heure avant.»
Dans cette scène raccourcie, dit l'auteur, il y a déjà tout. L'intérim comme «forme d'emploi dominante» pour les manoeuvres. Précarisée, car bien que conçue sur le modèle des contrats à durée déterminée, elle permet en fait le renvoi quasi immédiat, le racisme – nous y reviendrons – qui se déploie dans le clivage Blancs-non Blancs, mais aussi entre Portugais, Noirs, Maghrébins. On voit aussi dans cette situation le rôle du mensonge comme «moyen réfléchi d'assujettissement», stratégie de compensation devant d'éventuelles résistances de cette main-d'oeuvre précarisée. Dans les sous-sols insalubres, parfois les caves se rebiffent.
En fait, la conscience collective contestatrice est faible, l'auteur montre bien pourquoi. Chaque entreprise qui recourt à des intérimaires sollicite plusieurs agences, «si bien qu'il n'est pas rare de retrouver dix employeurs différents pour un chantier de cinquante ouvriers». Ce qui rend difficile (et c'est sans doute le but) l'émergence de revendications uniques.
Enfin, last but not least, il y a le racisme avec ce qui l'entoure d'habitude : moqueries, hostilité, plaisanteries obscènes. Mais en s'immergeant dans le livre de Nicolas Jounin, on se sent tenus d'apporter un bémol à ce qui relèverait de la facile jérémiade. Les invectives font souvent penser à ces romans américains dans lesquels les « cops » (policiers) italiens, juifs ou irlandais s'inondent d'insultes en rigolant. Plus fondamentalement, c'est la structure même qui est ethnicisée : si tu as le travail le plus pénible et le plus précaire, c'est forcément que tu es un «Mamadou», car les «Mamadou», on ne leur donne que ça.
... Mais l'auteur est blanc. De fait, sa position lui vaut à la fois considération et méfiance : un Blanc dans ce type de boulot déconsidéré, c'est «soit un chef, soit un connard».
Mais, au fait, pourquoi une situation aussi désastreuse qu'humainement détestable permane-t-elle depuis bientôt cinq décennies ? «Pénurie de main-d'oeuvre», c'est la réponse leitmotiv inchangée sur le terrain du bâtiment. Réponse en forme d'aveu : rien n'a jamais été fait pour améliorer un travail connu comme pénible, déconsidéré, mal payé. Le mépris, vous dis-je.
En tout cas, un livre passionnant et remarquablement mis en chantier.
Nicolas Jounin, « Chantier interdit au public », éditions La Découverte, 268 pages, 23 euros.
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