De notre correspondante
à New York
LA PHOSPHORYLATION des groupements tyrosine sur les protéines joue un rôle clé dans de nombreuses voies de signal de la cellule, et notamment les voies qui affectent la croissance, la différenciation, la division, l'apoptose et l'invasion cellulaire, voies dont la dysrégulation sous-tend l'oncogenèse.
Or cette phosphorylation est régulée par les protéines tyrosine kinases (PTK) et les protéines tyrosine phosphatases (PTP). Tandis qu'un certain nombre de gènes tyrosine kinases ont été liés par leurs mutations (somatiques activantes) à des cancers, peu de gènes tyrosine phosphatases ont été impliqués dans le cancer jusqu'à présent.
On ignore en outre combien de gènes de la famille PTP sont altérés dans les cancers, et avec quelle fréquence.
Une équipe de chercheurs, incluant notamment Kenneth Kinzler, Bert Vogelstein et Victor Velculescu, basés tous trois au centre du cancer Sidney Kimmel de l'université médicale Johns Hopkins (Baltimore), illumine maintenant cette zone d'ombre.
Les chercheurs ont analysé systématiquement la séquence du domaine phosphatase de tous les gènes de la famille PTP (87 gènes connus en tout) dans des tumeurs colo-rectales. Lorsqu'une mutation était identifiée, ils ont déterminé si la mutation était acquise somatiquement en comparant la séquence du gène dans le tissu normal du patient et en vérifiant ainsi qu'elle est spécifiquement liée à la tumeur.
Dans un premier dépistage de 18 cancers colo-rectaux, les chercheurs ont relevé 6 gènes PTP porteurs de mutations somatiques (3 gènes PTP récepteurs - Ptprf , Ptprg, Ptprt ; et 3 gènes PTP non récepteurs - Ptpn3, Ptpn13 et Ptpn14).
Ensuite, ces 6 gènes ont été analysés dans un dépistage élargi à 157 cancers colorectaux supplémentaires. Grâce à cette stratégie,
77 mutations dans les 6 gènes ont pu être identifiées dans un quart des cancers colorectaux examinés (26 %).
Poumon, estomac, sein.
Enfin, les chercheurs ont analysé ces 6 gènes dans un petit échantillon de 7 autres types de cancers. Des mutations du gène Ptprt ont été trouvées dans 18 % des cancers du poumon (2/11) et 17 % des cancers gastriques (2/12), et des mutations du gène Ptprf ont été identifiées dans 9 % des cancers du poumon (1/11) et 9 % des cancers du sein (1/11). En revanche, aucune mutation n'a été trouvée dans 12 cancers pancréatiques, 12 cancers ovariens, 12 médulloblastomes et 12 glioblastomes.
Sur la base de ces observations génétiques, biochimiques et cellulaires, il y a tout lieu de penser que ces gènes PTP identifiés sont des gènes tumeur-suppresseurs inactivés par les mutations. En effet, 15 des 83 mutations identifiées devraient, d'après le type de mutation (non-sens ou à trame décalée), produire une protéine tronquée dénuée d'activité phosphatase. Dans 16 tumeurs, les deux allèles du gène sont mutés, une caractéristique souvent associée aux gènes tumeur-suppresseurs. Cinq mutations faux-sens de la protéine la plus souvent mutée (Ptprt ) ont été examinées biochimiquement, et ces mutations réduisent bien l'activité phosphatase. Enfin, l'expression de la Ptprt normale dans des cellules cancéreuses humaines inhibe puissamment la croissance cellulaire tumorale, mais pas l'expression de la Ptprt mutante.
Perspectives thérapeutiques.
Ces résultats concordent avec la fonction des autres phosphatases déjà impliquées dans le cancer, et leur rôle en général dans l'inhibition de diverses voies de signal de croissance.
Si l'on sait peu de choses encore sur le rôle fonctionnel des 6 tyrosine phosphatases identifiées dans l'étude, les futures études devraient y remédier.
Ce travail laisse entrevoir la possibilité de traitements personnalisés du cancer basés sur la phosphatase mutante présente dans la tumeur (à l'instar des tyrosine kinase mutées dans les cancers).
« En théorie, cette approche pourrait avoir un usage thérapeutique étendu, puisque plus de 50 % des tumeurs colorectales analysées à ce jour présentent des altérations d'au moins un des membres des tyrosine phosphatases ou des tyrosines kinases », soulignent les experts.
« Science », 21 mai 2004, p.1 164.
Les freins du bus
« L'importance de cette découverte réside dans le fait que nous avons
trouvé des mutations qui affectent directement le développement du
cancer », souligne dans un communiqué le Dr Victor Velculescu, principal investigateur de cette recherche et professeur associé au Centre du Cancer Kimmel de Johns Hopkins. « La majorité des découvertes de gènes se concentrent aujourd'hui sur l'identification d'une activité accrue ou diminuée d'un gène qui pourrait ne pas affecter la progression du cancer, de la même façon que des passagers dans un bus ne peuvent pas contrôler la vitesse ou la direction du bus. Ce que nous avons trouvé ce sont les freins du bus. »
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