Il vaut mieux dire d'emblée ce que le livre n'est pas. Debray ne se demande jamais s'Il existe, tant pis pour ceux qui déjà faisaient réchauffer leur petit ragoût. Il n'écrit pas l'histoire des religions et n'entre pas dans de savantes controverses d'historiens. Il se souvient qu'il fut répondu à Moïse curieux : « Non, je ne te montrerai que mes traces » (Exode 33.2-0). De là, une stratégie consistant à suivre Dieu de dos, « à la trace comme un simple enquêteur... on se contentera de noter les notes, de photographier les marques ».
D'où une « médiologie » qui est l'étude des diverses façons qu'Il a eues de se médiatiser. Dieu se confond en partie avec les supports et signes qui le convoquent et le manifestent : l'argile et le cunéiforme, la plume et le papier seront des marqueurs de Dieu, reléguant dans le néant les peuples à tradition orale. Ceci ne veut pas dire que Dieu se réduit à la technique, mais qu'il « change d'esprit en changeant d'armature ».
Ceci conduit Régis Debray à poser des questions qui font tout le sel d'un livre plein d'intelligente impertinence. Par exemple, pourquoi le monothéisme est-il si récent ? Il date de -2000/-1550 alors que l'embranchement Homo erectus a 1,7 million d'années. Le Père éternel est très en retard sur sa création. Debray en tire une vision intéressante sur les peuples qui ne cessent de réécrire a posteriori leur origine : plus le temps passe, plus une société s'étaye en mythes fondateurs. Ainsi la bible a-t-elle rempli son rôle de « matrice communautaire en fabriquant de l'origine pour s'inventer une destination ».
De façon tout aussi inattendue, l'auteur se demande pourquoi Dieu se plaît dans les déserts, dans l'aridité des montagnes (la montagne, pour Régis Debray, ce n'est jamais que du désert vertical). Le désert est un marqueur de la théophanie. Si l'histoire des hommes commence dans un espace vert, elle se termine dans une ville sainte, Jérusalem. Mais entre les deux s'installe le désert, Abraham quitte Ur, Moïse bivouaque.
Dieu portatif
Mais c'est bien sûr l'alphabet qui scelle la divinité. D'abord trop figuratif chez les Egyptiens, le « graphe », en devenant abstrait, nous détourne de la contemplation superficielle, fixe en mémoire la parole des prophètes. D'où de très pertinents passages sur le support engrammique - rocher, tables -, qui chez les juifs s'allège avec les petits rouleaux de papyrus, les tefillins (1er siècle avant J.C.), ancêtres des microfilms, ou le mezouzah qu'on fixe aux portes, défi à la massive pyramide, véritable « Dieu portatif ».
Bien sûr tout se complique avec la Trinité : comment l'Un peut-il éclater ; comment sont-ils trois, mais un ? Et déjà cela gronde fortement entre le Père et le Fils, dit Debray, dans l'imagerie même. A l'image austère de la Loi, à l'ancien testament du « teigneux psychorigide » (!) se substitue l'horizontalité charnelle du fils. Au sec graphème s'oppose un Verbe fait chair : Père de droite et Fils de gauche ? Plus grave, avec la chrétienté catholique l'image fait retour, les chairs nous émeuvent, y compris dans le dolorisme bleuâtre du baroque. Pas étonnant, Cecil B. de Mille et Charlton Heston préféreront nettement le fils...
C'est peu dire, le livre agacera. Les historiens trouveront que Debray n'en est souvent pas à quelques siècles près dans la datation ; mais ce flou n'est-il pas bien réel ? Les paranoïaques y chercheront leurs suspects habituels : un athée qui se dissimule sous une pseudo-enquête, un irrévérencieux qui plaisante sur une matière devant laquelle on ne peut qu'être transi de respect. Il est vrai que l'auteur y va fort parfois : « Le Saint-Esprit est encore moins scénarisable... quand on a vu une fois la langue de feu, on a tout vu » (page 296).
On a aussi le droit d'être irrité par les petites vignettes qui décorent la prose : photos de péplums ou descentes de croix de Fra Angelico viennent égayer les paragraphes : façon de nous rappeler in concreto que la foi se nourrit d'icônes ? Les agnostiques ricanants en seront aussi pour leurs frais : dans un village planétaire où le cyber-maillage assure une communication horizontale presque parfaite, nous manquons de verticalité, nous avons soif de transcendance, dit Régis Debray.
Dans un ville où le verbe se fit chair, il y a environ deux mille ans, règne aujourd'hui le partage de l'espace et la haine. Pourquoi, se demande Debray, devenu tout à coup petit enfant apeuré ? Le Diable, probablement.
Editions Odile Jacob, Le Champ médiologique, 380 pages, 27 euros (177,10 F).
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