Secteur II : oasis pour les uns, mirage pour les autres

Publié le 12/11/2003
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Depuis l'été, la porte d'accès au secteur II à honoraires libres s'est déjà ouverte quatre fois pour quelques médecins spécialistes libéraux déjà installés en secteur I (et donc soumis normalement aux tarifs opposables de la Sécu), grâce aux décisions prises par les tribunaux des affaires de Sécurité sociale (TASS) de Nancy, Boulogne-sur-Mer, Chaumont et d'Alençon. Mais, à peine entrebâillée, cette porte s'est aussitôt refermée au nez des praticiens concernés par le jeu des appels suspensifs des caisses primaires d'assurance-maladie (CPAM).

Comme les autres, la CPAM de l'Orne vient en effet d'indiquer qu'elle « fera appel » du jugement du TASS d'Alençon, qui a donné raison, à la fin d'octobre, à trois ophtalmologistes et un rhumatologue, au motif que le règlement conventionnel minimal (RCM) de 1998 n'interdit pas de changer d'option à tout moment. En outre, la CPAM de l'Orne « étudie les suites juridictionnelles à donner à cette décision, qui revient à dire que l'arrêté ministériel de 1998 (...) est illégal », et elle fait remarquer que « le TASS n'est pas le juge compétent pour constater cette illégalité ».
« C'est effectivement le Conseil d'Etat qui doit dire si le RCM est illégal ou pas », commente le Dr Jean Leid, porte-parole de l'Association pour l'ouverture du secteur II (APOS2), à l'origine d'environ 1 200 procédures en cours dans les TASS. « La réaction de la CPAM d'Alençon est tout à fait dans la ligne de ce que nous attendions, poursuit le Dr Leid. Les choses se gâtent et ils se disent que, si le RCM est illégal, ils ne sont pas responsables de ça. » L'APOS2 compte bien déposer elle-même un recours en annulation contre ce texte au Conseil d'Etat « avant la fin de l'année », estimant qu'il porte atteinte notamment au principe de la liberté d'entreprendre et au droit de la concurrence. Ce recours direct est possible depuis que le TASS de Rouen a décidé le 16 juin de « surseoir à statuer » dans l'attente de la décision définitive du Conseil d'Etat sur la question de l'illégalité de l'arrêté ministériel du 13 novembre 1998 relatif au RCM.
En outre, le TASS de Valence devrait se prononcer ces jours-ci sur le sort de douze médecins spécialistes de la Drôme. « Il pourra difficilement nous rendre un jugement défavorable », pronostique l'un d'entre eux, le Dr Jean-Paul Camou, porte-parole régional de la Coordination nationale des médecins spécialistes (CNMS). « Les choses vont s'accélérer maintenant : les procédures ont été lancées massivement auprès des TASS il y a deux ou trois mois, et il y aura donc une pluie de jugements d'ici à la fin de l'année », ajoute cet anesthésiste.
La Caisse nationale d'assurance-maladie (CNAM) affirme pour sa part qu'elle n'est « pas en mesure de donner un bilan global » des procédures de recours contre les refus de transfert en secteur II. A la mi-septembre, elle a envoyé un argumentaire à opposer aux avocats de l'APOS2 dans les TASS, mais, en retour, les CPAM n'ont « aucune obligation de faire remonter les informations », précise-t-on à la CNAM. A sa connaissance, seul le TASS de Vienne (Isère) aurait « rejeté les demandes de quatre médecins spécialistes le 6 octobre ».

Les caisses « arroseur arrosé »

Les caisses sont dans la situation de « l'arroseur arrosé », aux yeux du Dr Bernard Pommey, à la tête de la branche spécialiste de la Fédération des médecins de France (FMF), puisque plusieurs TASS ont mis à l'index « le trou juridique du RCM ». La FMF observe avec d'autant plus de satisfaction le mouvement en faveur de la réouverture du secteur II qu'elle est à l'origine de sa création en 1980. Le Dr Pommey pense qu' « il y a une possibilité, dans une France dotée d'une majorité politique libérale, d'une réhabilitation du secteur II ou d'une autre solution », comme le « secteur unique » prôné par la FMF, où chaque médecin adapte son tarif en fonction des situations.
En attendant, l'APOS2 a de quoi jubiler. Son secrétaire général recense déjà plus de 2 000 membres et enregistre aujourd'hui, après plusieurs victoires juridiques, « une trentaine d'adhésions supplémentaires par jour ».
« Deux mille adhérents (à l'APOS2), c'est important, c'est énorme, mais ce n'est pas encore la majorité des médecins », souligne le Dr Dinorino Cabrera, président du Syndicat des médecins libéraux (SML, troisième syndicat de spécialistes derrière l'UMESPE-CSMF et la FMF). De même, Victor Perez, président de l'Association des directeurs de CPAM, « n'a pas l'impression que l'ampleur de la contestation est si importante que ça ».
Pour le président de la Confédération des syndicats médicaux français (CSMF), « tous ces mouvements entamés par des médecins témoignent de la détresse et de l'injustice dont sont victimes les médecins du secteur I par rapport à ceux du secteur II ».
Pour autant, le Dr Michel Chassang estime que la voie vers le secteur II est en réalité une impasse. Notamment parce qu' « une régulation par les prix peut tirer les tarifs (des médecins) vers le bas » et que « de l'extrême gauche à l'extrême droite, pas un parti politique, ni la population, ne soutient cette thèse ».
Le Dr Cabrera rappelle aussi que « la seule ouverture du secteur II n'est pas la solution car elle n'est pas politiquement jouable, ni sociologiquement acceptable », du point de vue de l'accès aux soins. C'est pourquoi il s'apprête à participer à de nouvelles négociations en vue d'une convention transitoire susceptible, selon lui, d' « améliorer les conditions d'exercice des spécialistes du secteur I ».
A la Conférence nationale des associations de médecins libéraux (CNAMLib, qui affirme représenter « 5 000 médecins spécialistes » dans « 45 à 47 départements »), le Dr Guy Schucht fait remarquer que la bataille juridique de l'APOS2 sera « longue » et se limite à « des cas individuels ». « Ce n'est qu'un fer au feu, déclare-t-il, et cela ne répond pas à la problématique : quel système de santé on souhaite mettre en place ? Est-ce que l'on souhaite une médecine spécialisée libérale remboursée en ville ? » Le « nœud du problème », pour le Dr Schucht, c'est « la dissociation entre le montant des honoraires et le montant dévolu aux dépenses d'assurance-maladie », afin de pouvoir indexer les tarifs des médecins sur « le coût de réalisation des actes dans des conditions conformes à des critères de qualité ».
Ainsi, si cette indexation était acquise, la liberté des honoraires en tant que telle deviendrait moins attractive. « Un certain nombre de médecins veulent quitter le secteur I parce que les tarifs ne sont plus viables, sinon ils préféreraient y rester », relève le président de la CNAMLib.
Quoi qu'il en soit, la médecine spécialisée libérale se trouve dans une situation singulière. Tandis qu'un certain nombre de ses praticiens protestent haut et fort contre le clivage entre secteur I (62 % des spécialistes) et secteur II, la frontière entre ces modes d'exercice est déjà brouillée dans la pratique.
« Le DE, c'est déjà une sorte de secteur II de fait », résume le Dr Schucht.
Le Dr Xavier Gouyou-Beauchamps, chirurgien en Dordogne et animateur du groupe Cochise (Collectif des chirurgiens de secteur I), raconte que la suppression par sa caisse de la prise en charge de ses cotisations sociales représente pour lui et ses dix confrères « une reconnaissance d'un passage en secteur II ». Selon le leader du groupe Cochise, la CPAM de Dordogne « tolère que les spécialistes fassent des DE sur 30 % des patients en consultation ». Un « accord » non confirmé par le directeur de la caisse, Christian Groppo, qui parle seulement de « DE avec tact et mesure, sans seuil particulier ».
Au-delà de la Dordogne, le DE serait banalisé, indique le Dr Schucht, dans d'autres départements, tels l'Indre, la Nièvre, le Loir-et-Cher, et certaines zones du Nord - Pas-de-Calais. « Chaque caisse apprécie ce qui peut être acceptable ou pas », note le président de l'Association des directeurs de CPAM, qui ajoute quand même que « le mouvement d'utilisation du DE s'est largement dégonflé depuis quelques mois ».

Agnès BOURGUIGNON

Source : lequotidiendumedecin.fr: 7424