Les rumeurs sur l'« empoisonnement » d'Arafat

Secret médical et raison d'Etat

Publié le 18/11/2004
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ON AURA COMPRIS l'importance, pour l'avenir immédiat, des causes médicales du décès de Yasser Arafat : s'il a été empoisonné, ce pourrait être par les Israéliens et, dans ce cas, toute perspective de négociation entre les deux camps sera vite ensevelie sous la violence.
Bien entendu, l'empoisonnement peut avoir été fomenté par l'entourage d'Arafat. Mais la rue palestinienne, prompte à s'enflammer pour des hypothèses, a déjà choisi celle d'un crime israélien.
Pour la bonne compréhension du dossier, on précisera que l'homicide n'est pas inconcevable. Premièrement, Ariel Sharon n'a jamais caché qu'il envisagerait, le moment venu, de « liquider » Arafat, comme il l'a fait pour de nombreux leaders extrémistes. Deuxièmement, des agents du Mossad ont procédé en Jordanie à une tentative d'empoisonnement d'un chef du Hamas, Ahmed Mechaal : les deux agents qui ont agressé Mechaal ont été arrêtés par les Jordaniens et il a fallu qu'Israël fournisse l'antidote et que la « victime » guérisse pour que les deux Israéliens puissent rentrer chez eux.
Mechaal s'est empressé de rappeler son propre cas. Mais Arafat ne se promenait pas dans les rues de Damas ou d'Amman sans gardes du corps ; pour l'atteindre, il fallait s'assurer une complicité dans son très proche entourage, ce qui est fort peu plausible.

Une thèse d'abord écartée.
Dès qu'Arafat a été hospitalisé à Clamart, la thèse de l'empoisonnement a été écartée par les médecins et par les dirigeants palestiniens. Puis, s'est déroulé l'épisode farfelu dont Mme Arafat a été l'auteur et l'actrice : dépositaire du secret médical, elle a démenti la mort de son mari et a accusé publiquement les leaders palestiniens d'en vouloir au pouvoir et à l'argent d'Arafat et même « de l'enterrer vivant ».
Souha Arafat a déclenché un malaise mondial : malaise des quatre dirigeants palestiniens venus à Paris pour s'enquérir de l'état de santé d'Arafat, malaise du gouvernement français, qui ne pouvait contredire les propos de Souha sans porter atteinte au secret médical ; malaise des chancelleries qui voyaient se créer une nouvelle pomme de discorde à l'intérieur du mouvement palestinien à l'heure où il avait le plus besoin d'unité.

Pas mort, mais tout comme.
Dans un éditorial daté d'une semaine exactement (« le Quotidien » du 12 novembre), nous dénoncions, comme nous l'avons fait dans d'autres circonstances, le recours au secret médical en tant qu'instrument du mensonge.
Si la mort d'Arafat privait son épouse de pouvoir et d'argent, elle préférait dire qu'il allait bien ; si l'agonie trop lente d'Arafat empêchait la direction palestinienne de prendre des dispositions politiques indispensables, notamment pour sa succession, il valait mieux dire qu'il allait mal.

EN POLITIQUE, LE SECRET MÉDICAL EST LE PARFAIT INSTRUMENT DU MENSONGE

Le président de l'Autorité palestinienne n'était donc pas mort, mais c'était tout comme ; il n'avait pas été empoisonné, promis, juré, mais on ne disait pas vraiment de quoi il souffrait ; le gouvernement égyptien a prévu la date de ses funérailles (le 12 novembre) avant qu'Arafat se fût éteint ; le Premier ministre luxembourgeois ayant annoncé la mort d'Arafat après une conversation avec Jacques Chirac, l'Elysée s'empressait d'annoncer qu'il n'en était rien et forçait le malheureux M. Joncker à se rétracter.


Sur un secret de Polichinelle, on a bâti un monument d'hypocrisie, assez gigantesque pour recouvrir les problèmes de succession, la récupération du trésor de guerre, la prise de contrôle du pouvoir palestinien. Cette course folle contre une agonie incroyablement contrôlée s'est enfin arrêtée le 11 novembre, date officielle de la mort de Yasser Arafat. Mais auparavant, on avait envoyé à son chevet un imam, dont le commentaire, d'une limpidité totale, indiquait que, chez les musulmans, il est interdit de débrancher un homme en état de mort cérébrale. C'est fou ce qu'Arafat a été accommodant, qui ne pouvait en aucun cas être débranché, mais a eu l'extrême obligeance de mourir à temps pour la date de ses obsèques formelles au Caire et de ses funérailles réelles à Ramallah.


Un « péché ».
Mais l'histoire ne faisait que commencer. La rumeur enflait déjà au sujet de l'empoisonnement. A la télévision, j'ai moi-même entendu un milicien palestinien dire à quelques commères que c'était un péché ( haram) de colporter de tels bobards. Il n'a pas été entendu par Leila Chahid qui, après avoir affirmé ce que lui disaient les médecins de l'hôpital militaire Percy de Clamart, à savoir qu'il n'y avait pas eu empoisonnement, s'est répandue ensuite dans les médias pour dire qu'elle n'excluait pas cette hypothèse. Déclarations qui, entre parenthèses, ne font pas l'affaire des modérés palestiniens, lesquels cherchent à organiser des élections dans un climat serein.
Pendant que gonfle la rumeur en Palestine, la polémique enfle en France, toujours pour cause de secret médical. Comme on ne sait rien, on dit beaucoup de choses. Les journaux rivalisent de scoops. « Le Canard » annonce la cause du décès : une cirrhose, mais attention, pas celle d'un alcoolique, une cirrhose « mécanique ». La nouvelle est diffusée avant la parution de l'hebdomadaire, dès mardi 16 novembre. Député UMP, Claude Goasgen crève le voile d'hypocrisie générale en réclamant la levée du secret médical ; car, explique-t-il, en confortant la thèse de l'empoisonnement, Mme Chahid contribue à l'instabilité en Palestine et à l'intolérance (il dit même antisémitisme) en France. Egalement de l'UMP, le Dr Bernard Accoyer, député, rejette cette proposition et le ministre de la Santé, Philippe Douste-Blazy, réaffirme qu'il n'est pas question de déroger au secret médical, seuls les ayants-droit d'Arafat, en l'occurrence l'imprévisible Souha, pouvant avoir accès au dossier.

La feinte du gouvernement.
Mais attention, la France, dans cette affaire, ne veut pas prendre la responsabilité de nouvelles et sanglantes émeutes dans les territoires palestiniens ; de sorte qu'après nous avoir inondés de considérations éthiques, le gouvernement fait répéter, le mercredi 17 novembre, par son porte-parole Jean-François Copé, ce que le Pr Douste-Blazy avait expliqué quelques jours plus tôt : s'il y avait eu soupçon d'homicide, il n'y aurait pas eu de permis d'inhumer, façon de confirmer, sans trahir le secret, que les Palestiniens n'ont le droit de rien savoir, sinon que leur président n'a pas été empoisonné.
Le même jour, « le Monde » publie son propre scoop : Arafat était atteint d'un très grave problème de coagulation sanguine. Un médecin bon lecteur des fuites savamment organisées dans la marge d'un secret médical toujours respecté, vénéré, immuable, pourrait reconstituer le dossier : le foie d'Arafat était en très mauvais état et le dysfonctionnement de cet organe se serait traduit par de graves anomalies sanguines qui auraient entraîné une forte hémorragie interne, puis la mort cérébrale. Compte tenu des divers communiqués, le même médecin peut croire qu'Arafat a été débranché le 11 novembre, au bout de plusieurs jours de mort cérébrale. Avec tout ça, le secret médical, trahi cent fois par des médecins et des dirigeants politiques s'exprimant tous off the record, ne relève plus que du formalisme moral, comme ce fut le cas pour des dizaines de leaders politiques. Non seulement il n'existe plus qu'en apparence, mais il représente un moyen de choix pour récrire l'histoire.

Rien n'est sûr.
Car à ce jour, tout est possible, l'essentiel est probable, rien n'est sûr : après tout, pourquoi se fier à des fuites ? Et si l'on tient compte d'autres rumeurs qui courent à l'étranger, qui nous dit qu'on ne nous pas caché la vraie maladie d'Arafat ? De sorte que, aux pires hypothèses, chacun peut apporter sa propre surenchère, taillée sur mesure pour convenir à ses intérêts. Il ne reste plus aux Israéliens qu'à « révéler » que le Hamas est l'auteur du crime, aux Américains que le coupable est Ben Laden et au Hamas que c'est Mahmoud Abbas (le leader modéré qui a failli être assassiné dimanche à Gaza).
En la circonstance, rien ne vaut la vérité, rien ne vaut la publication du dossier médical. Malheureusement, malgré les précédents de Georges Pompidou et de François Mitterrand, nous n'avons toujours pas tenté de réformer le secret médical pour l'adapter aux exigences de la démocratie. Tous les citoyens doivent bénéficier du secret médical, sauf ceux dont le sort représente un enjeu national. On doit sortir de cette contradiction qui, au nom de la protection de nos compatriotes, donne à la démocratie française une légère teinte totalitaire.

> RICHARD LISCIA

Source : lequotidiendumedecin.fr: 7635