Entretien avec le Dr Albert Fhima

Savoir repérer les usagers de drogue

Publié le 12/06/2009
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Médecin généraliste, médecin coordinateur des réseaux d’addiction, le Dr Albert Fhima a aussi fondé le premier réseau addiction à Lyon, il y a 25 ans. Il continue à prendre en charge des patients dans son cabinet et à former les médecins lors de FMC.

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Le Généraliste. Qu’en est-il aujourd’hui de l’implication des médecins généralistes dans la prise en charge des addictions ?

Dr Albert Fhima. Quinze ans après l’arrivée des traitements de substitution aux opiacés (TSO), la méthadone en 1994, puis la buprénorphine en 1996, seuls 5 000 généralistes prennent en charge les patients dépendants aux opiacés, ce qui reste très peu. Ils ont souvent peur de s’occuper de ces patients qui ont une mauvaise image, peur d’être envahis… Et surtout, ils ne se sentent pas suffisamment formés, ce qui n’est pas faux. La formation médicale initiale accorde très peu de place aux addictions, et l’enseignement est très dispersé dans le cursus médical. La FMC et le travail en réseaux jouent donc un rôle primordial pour permettre aux médecins de se sentir plus à l’aise sur ce sujet sensible. Très souvent, la FMC traite soit de la dépendance à l’alcool et au tabac, soit de la dépendance à la drogue. Alors que de mon point de vue, on devrait aborder les comportements addictifs dans leur ensemble, car ils ont de nombreux points communs. Ils sollicitent les mêmes récepteurs situés dans la zone « hédonique » du cerveau (préciser la zone…), et entraînent les mêmes problèmes de sevrage et de manque.

Les généralistes ont sans doute de nombreux patients dépendants dans leur propre clientèle ?

Dr A. F. Statistiquement, dans un cabinet médical, 1 adulte sur 3 a un problème avec le tabac, 1 homme sur 3 et une femme sur 4 avec l’alcool, 1 femme sur 5 avec les médicaments… Et nombre d’entre eux sont dépendants. Les médecins ont aussi souvent quelques patients usagers de drogue, parfois sans le savoir. Il est donc important qu’ils sachent les repérer en posant quelques questions sur leur consommation de substances. Les médecins ne sont pas très à l’aise avec cela, ils ont peur d’être intrusifs et les patients ont bien entendu tendance à minimiser leur consommation. Ces derniers ne connaissent pas les seuils, notamment pour l’alcool : 3 verres de vin par jour pour un homme, 2 pour une femme. Les médecins pourront ensuite proposer de les aider, ou les orienter vers des professionnels (spécialiste, réseau de soin, structures hospitalières) qui peuvent les prendre en charge.

De votre point de vue, nous avons en France une culture de « distribution de soins » plutôt qu’une culture de prévention… ?

Dr A. F. En effet, je pense que l’on attend trop souvent que les addictions provoquent des complications somatiques ou psychologiques pour s’y intéresser. Devant une plainte de fatigue excessive, de problèmes de concentration ou de troubles du sommeil se cache souvent une consommation excessive d’alcool ou de tabac, qu’il faut savoir dépister. Les médecins ne sont pas toujours conscients des dépendances qu’ils induisent eux-mêmes en prescrivant des médicaments psychotropes, notamment pour répondre à la demande des femmes. Cette dépendance aux psychotropes (dont certains comme les benzodiazépines sont très addictogènes), est une des particularités des femmes. Leur consommation est souvent associée à celle de l’alcool.

S’ils ne sont pas à l’aise avec la dépendance en général, rien d’étonnant à ce que les médecins généralistes n’aient pas envie de s’occuper de patients toxicomanes…

Dr A. F. Pourtant, ce sont souvent des personnes comme les autres, loin du cliché du « junky ». Environ 85 % des prescriptions de buprénorphine et 30 à 60 % de celles de méthadone sont effectuées par des médecins généralistes, qui accompagnent environ 120 à 130 000 patients sous TSO au long cours. La mise à disposition il y environ 18 mois de génériques de la buprénorphine en nouveaux dosages (1 mg, 4 mg et 6 mg), qui complètent ceux déjà existants (0,4 mg, 2 mg et 8 mg), permet d’affiner au mieux les traitements. Prendre en charge ces patients demande une formation adaptée, mais ne représente pas un travail colossal. C’est très gratifiant, car on rend un service important pour lequel le patient vous est vraiment reconnaissant, et les chances de guérison sont importantes. C’est la seule pathologie dans laquelle on a réussi à diviser le nombre de décès par dix en quelques années.

Isabelle Gonse

Source : Le Généraliste: 2492