Si on se met à la place du gouvernement, on comprendra mieux comment il a laissé les professionnels de santé arriver à un point d'exaspération tel qu'il est aujourd'hui impossible de discerner la fin de la crise à l'horizon.
Pour être juste, il faut d'abord mentionner les bonnes raisons du gouvernement. Il consacre à l'assurance-maladie 738 milliards de francs et le poids de la santé, y compris les dépenses non remboursées, dans le produit intérieur brut (PIB), représente presque 10 %.
Peu de pays industrialisés font, pour la santé, un effort aussi important. Par comparaison, les Etats-Unis consacrent à ce secteur 13,2 % de leur PIB et la tendance évolue vers un pourcentage plus élevé. Le gouvernement de Lionel Jospin n'est pas le premier à s'inquiéter de cette dérive. Ce qui l'a conduit à chausser les bottes du plan Juppé. La raison pour laquelle les pouvoirs publics, en France ou ailleurs, tentent de freiner le « toujours plus de santé », ce n'est pas qu'une nation libre n'a pas le droit de consacrer au système de soins une part croissante de sa richesse ; c'est que l'hypertrophie du secteur de la santé ne peut se faire qu'au détriment des autres besoins collectifs, par exemple l'éducation ou la sécurité. Même les Américains, les plus dépensiers et les plus « libéraux », sont inquiets du déséquilibre.
Payer la facture
Enfin, c'est le devoir de tout gouvernement de présenter des comptes sociaux et un budget équilibrés. C'est tout simple : un pays, pas plus qu'un ménage, ne peut dépenser plus qu'il ne gagne. On ne peut pas vivre indéfiniment à crédit. Et il arrive toujours un moment où il faut payer la facture.
Mais le gouvernement est également animé par de très mauvaises raisons. Il n'a pas tenu compte de l'échec du plan Juppé. Lorsque, en dépit d'une croissance inespérée qui a duré plus de quatre ans, il en a adopté les grandes lignes et les a même renforcées, il n'a pas réussi pour autant, malgré les abondantes recettes de la Sécurité sociale, à en éliminer le déficit.
En fait, le plan Juppé aurait dû constituer une expérience assez édifiante pour qu'il lui tourne le dos. Alain Juppé aussi était animé des meilleures raisons et son plan a été ovationné par l'Assemblée. L'ancien Premier ministre n'en a pas moins prouvé que plus on réprime les professionnels de santé, plus les dépenses augmentent. Les médecins, pour ne prendre que leur exemple, ont multiplié les actes pour compenser des honoraires insuffisants. Et au lieu d'élaborer une réforme simple, claire, acceptable par tous, on a inscrit les changements dans la conjoncture, et on a cherché, comme vient de le faire la CNAM avec MG-France, à amorcer à chaud des réformes partielles qui, sous la forme de concessions, contiennent aussi un renforcement des complications administratives.
Pendant ce temps, plus les médecins travaillaient, plus les dépenses augmentaient, jusqu'à cet instant de paroxysme où le coût global de la santé atteint un niveau sans précédent tandis que les praticiens estiment qu'ils n'ont jamais été aussi mal rémunérés.
Des soignants malades
Il y a pire. Le gouvernement et la CNAM n'ont cessé de se concentrer sur les soignants, seuls coupables, à leurs yeux, de la dérive des dépenses. Jamais, depuis cinq ans, les patients n'ont été associés, sous quelque forme que ce soit, à la maîtrise des dépenses. Au contraire, Martine Aubry et, après elle, Elisabeth Guigou, se sont félicitées de ne pas avoir augmenté les cotisations maladie et ont repris à leur propre compte la hausse des recettes due au seul développement économique. Si bien que le médecin (et le soignant en général) est confronté à trois dilemmes.
Premier dilemme : la déontologie lui impose d'accueillir et de soigner le patient en toute circonstance mais, s'il « fait de l'abattage », sa conduite est répréhensible.
Deuxième dilemme : plus le nombre de consultations et de visites augmente, plus la qualité des soins et le temps accordé au malade risquent d'en pâtir.
Troisième dilemme : une forte activité expose le praticien à des tracasseries de la CNAM et des médecins-conseils. Le suicide d'un généraliste de Moselle en témoigne. Aujourd'hui, c'est le soignant qui est malade. Il est stressé, déprimé, las physiquement et moralement.
La conduite répressive de ce gouvernement et de ceux qui l'ont précédé a donc abouti à endommager, sinon à détruire, le système de soins.
Alors, que faut-il faire ? Avant tout, il faut tirer les leçons du passé récent. Cesser de considérer les médecins en particulier et les soignants en général comme des corporations indifférentes à l'intérêt collectif, ou comme des professionnels qui gagnent plus qu'il ne faut. Le tarif de base de l'acte du généraliste est indigne, quelle que soit sa traduction en termes macroéconomiques. Il faut non pas seulement que les médecins le disent, mais que le gouvernement le reconnaisse publiquement.
Ensuite, il faut s'adresser aux patients, lutter contre le nomadisme médical et tous les autres comportements inflationnistes ; il faut expliquer aux Français qu'ils ne peuvent pas s'offrir « le meilleur système de santé du monde » sans en payer le juste prix. Augmenter les cotisations ? C'est l'une des solutions. Mais le gouvernement actuel n'est pas obligé de renoncer à ses principes les plus sacrés pour rétablir l'équilibre des comptes. Personne ne lui reproche d'avoir créé la couverture maladie universelle ou d'avoir pris des dispositions coûteuses en faveur des handicapés et des personnes âgées. Personne ne songe à limiter les soins offerts aux plus démunis. Personne ne souhaite vraiment augmenter les cotisations des SMICards.
C'est une assurance
En revanche, et sans pour autant porter atteinte à l'universalité de l'assurance-maladie, pourquoi ne pas la considérer enfin comme ce qu'elle est, c'est-à-dire une assurance ? Pourquoi ne pas admettre qu'au-delà d'un seuil de revenus à fixer, les foyers français sont en mesure de faire un effort financier supplémentaire pour la santé ? Pourquoi, par exemple, ne pas instituer la notion de franchise et déclarer que les 200 ou 300 premiers euros des dépenses maladie d'un ménage aisé ne seront plus remboursés ? Pourquoi les Français qui consacrent 40 000 F par an à leur automobile adorée, mais seulement 12 000 à leur santé, ne seraient-ils pas amenés à moduler leur budget en faveur de la santé et au détriment de leur voiture ou de leurs vacances ?
On nous dira qu'il existe déjà un ticket modérateur et qu'il peut être assimilé à une franchise. Ce n'est pas vrai. La franchise protège contre les maladies sérieuses ou l'hospitalisation. Le ticket s'applique à tous les actes, même lourds. Et de toute façon, la santé a un coût. Personne, pas même nos dirigeants les plus généreux, ne nous convaincra que le système actuel est le plus juste. Par exemple, ce sont les mutuelles qui remboursent le ticket modérateur, mais la mutuelle est facultative et ceux qui n'en ont pas les moyens ne sont pas couverts. Ajoutée au ticket, la franchise alourdirait la barque fiscale des ménages ? Certes. Il n'en demeure pas moins que ceux des Français qui dînent en ville le plus souvent vont le plus souvent en vacances, s'offrent des voitures plus chères, sont aussi des Français qui se soignent le plus et n'ont accès à certains plaisirs que parce que, justement, ils sont protégés contre la maladie au même titre que les plus pauvres d'entre nous.
Une société moderne est celle qui sait faire des choix et qui ne ferme jamais les yeux devant une réalité chiffrée. Le système de santé souffre d'une de ces nombreuses perversions de la démocratie où l'on ne désigne pas le vrai coupable pour des raisons électorales. Entre 150 000 médecins et 60 millions de Français, les élus n'ont cessé, depuis cinquante ans, de faire un choix automatique. Il leur était infiniment plus facile d'abandonner les premiers pour obtenir les faveurs des seconds. Eh bien, les médecins, aujourd'hui, en ont marre. Tellement marre que le système est en panne. Si le gouvernement ne change pas de discours, s'il répète que tout ça, c'est la faute des médecins, c'en est fini du meilleur système de santé du monde.
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