DE NOTRE CORRESPONDANT
SI TOUS les médecins connaissent les angines érythémato-pultacées et les langues saburrales, combien savent que pultacée vient du latin puls, la bouillie de blé, et que la saburra était le lest des navires ? Pourtant, ces deux adjectifs illustrent parfaitement l'affection qu'ils décrivent, à l'image de centaines d'expressions latines qui ont survécu dans le langage médical contemporain.
Fasciné par l'origine des mots et par la langue latine, le Pr Yves Piémont, directeur de l'institut de bactériologie de la faculté de médecine de Strasbourg, où il a effectué toute sa carrière, recense depuis longtemps les racines gréco-latines de la médecine, un plaisir bien plus utile qu'il n'y paraît à première vue : le latin «donne de l'épaisseur aux mots actuels et facilite leur compréhension, alors qu'ils sont trop souvent appris par coeur sans être vraiment perçus», explique-t-il.
«Mon père était passionné par la toponymie et l'origine des mots, et j'ai hérité de cette passion», poursuit ce quinquagénaire tricocéphale ( «à la chevelure bien fournie»), qui, après avoir appris le latin au collège puis au lycée, a continué à le pratiquer pour son plaisir. «J'échange parfois quelques phrases en latin avec un voisin, mais aussi avec mes enfants, et j'aime également écrire des courriels dans cette langue, avec quelques amis», ajoute-t-il. Un jour, les latinistes de l'université ont appris mon existence, et, très étonnés, m'ont demandé de leur faire une conférence sur la persistance du latin en médecine: c'est comme ça que j'ai approfondi ma réflexion sur le sujet.» Cela lui a valu, récemment, d'être invité à présenter son «jardin des simples et des racines latines» devant la prestigieuse association Guillaume Budé, qui réunit philologues et antiquisants autour de l'amour des belles lettres et de l'histoire.
Des fonds inépuisables.
En médecine, savoir que le tarse est, en latin, une claie servant à sécher les fromages permet immédiatement d'identifier la forme et la disposition de cet os, de même que le favus est au départ un gâteau au miel, d'où la forme alvéolaire de ses lésions. La bactérie est un petit bâton ( bacterium) et le bacille ( baculum) une baguette, tandis que le furoncle est à l'origine un «petit voleur» parasite de la vigne, et que l'impétigo évoque le fait de «fondre sur vous», un peu comme l'ictus qui vous «attaque».
Le grec est tout aussi parlant, et l'épistaxis est un goutte-à-goutte, alors que le cathéter est «ce qu'on laisse aller en bas, ou qu'on enfonce» et l'opisthonotos du tétanos le fait d'être tendu en arrière. Les langues anciennes continuent d'offrir des fonds inépuisables au langage médical, même si des barbarismes anglo-saxons commencent à les envahir, à l'image du surprenant «flapping tremor», un mouvement des poignets évoquant un battement d'aile d'oiseau associé à certaines encéphalopathies.
Clarifier la pensée.
Au-delà des significations, «maîtriser le latin, c'est comprendre qu'un mot a un sens et une place et qu'une phrase obéit à une structure», estime le Pr Piémont. À l'heure où les médecins doivent tout justifier et écrire sans cesse des rapports, poursuit-il, ils gagneraient sûrement en clarté s'ils avaient des notions de latin, car leurs textes sont souvent peu compréhensibles. Comme le latin, la pensée médicale doit être univoque et construite, poursuit-il. Le latin pourrait-il alors, dans les congrès par exemple, se substituer un jour au mauvais anglais international qui, à force de simplification, finit par appauvrir la pensée ? «Je crains que non», répond Yves Piémont, parce que c'est toujours la langue de la civilisation dominante qui écrase les autres, et pour le moment cela reste l'anglais. De plus, de nombreux mots nouveaux se prêtent mal aux traductions, même si des experts, à Rome, travaillent en permanence pour traduire tous les nouveaux mots en latin. «Je ne pense donc pas que l'on verra le latin revivre de sitôt comme langue d'échange», regrette Yves Piémont, en rappelant que la récente proposition de Benoît XVI de rétablir le latin pour certaines cérémonies a suscité un tollé au sein même du clergé.
Supplément d'âme.
Cela dit, conclut-il, la culture latine reste un art de vivre et une discipline mentale, et permet de faire rêver : «Je suis frappé de voir comment, dans nos civilisations mécaniques et techniques, le latin permet de s'évader vers d'autres horizons. Il donne aussi, à l'image de la toge des professeurs, une solennité qui manque à notre société, qui a perdu en immanence, et nous rattache à nos anciens et à nos racines.»
S'il n'est pas question que les médecins redeviennent des Diafoirus psalmodiant du latin d'église devant des flacons d'urine, la redécouverte du latin peut, sans doute, redonner au corps médical ce supplément d'âme dont il se sent souvent trop dépouillé.
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