Le sort du volet dit non ministériel du procès du sang contaminé, où étaient mises en examen 30 personnes, dont 22 médecins, parmi lesquels une majorité de praticiens prescripteurs, est définitivement scellé.
L'affaire est même « enterrée », s'indignent les victimes, aux cris de « Etat meurtrier, justice complice ».
La Cour de cassation en a décidé ainsi, en suivant, comme de coutume, les réquisitions de l'avocat général (« le Quotidien » du 10 juin), pour qui aucune incrimination n'était applicable aux prévenus. Quatre étaient poursuivis pour empoisonnement, dont le Dr Michel Garretta, et trois, pour violences volontaires ayant entraîné la mort ou une incapacité permanente. Les vingt-trois autres personnes mises en cause relevaient du délit de non-assistance à personne en danger.
Une défaite de la médecine
Le non-lieu général rendu par la cour d'appel de Paris en juillet 2002 a donc été également le dernier mot de la Cour de cassation, bien que la décision de la cour d'appel fût assez mal rédigée et motivée pour que le garde des Sceaux en personne eût souhaité un pourvoi.
Un point final qui blesse les personnes contaminées, leurs familles et leurs proches, mais qui procède de la stricte procédure judiciaire. « Ont été sanctionnés (lors de précédents procès, NDLR) ceux qui devaient l'être » (voir encadré), affirmait dans sa plaidoirie, le 5 juin, Dominique Commaret, représentante du ministère public, qui présentait néanmoins le scandale du sang contaminé comme « l'une des plus grandes défaites de la médecine et du service public de la santé ».
« On ne comprendrait pas que, pour les mêmes faits, trois ministres aient été jugés, et que, pour leurs subalternes et conseillers, on nous dise qu'il n'y a pas de charges », déclarait au début du mois Me François Honnorat, l'un des avocats des 52 parties civiles. Louis Schweitzer, actuel P-DG de Renault, et François Gros, ex-conseiller à Matignon, Charles-Henri Filippi et Patrick Baudry, membres du cabinet Dufoix (Affaires sociales), et le Dr Claude Weisselberg, du secrétariat d'Etat à la Santé, soupçonnés d'homicides involontaires, étaient susceptibles d'avoir orienté la décision de leurs supérieurs et ministres. 1 867 personnes sont décédées, dont 533 hémophiles*. Et chaque survivant a rappelé en vain que le 29 mai 1985, année noire du sang, le patron de la transfusion sanguine savait que tous ses produits (facteurs VIII et IX) étaient nécessairement contaminés, puisqu'ils avaient été mélangés. Mais il avait décidé de les écouler. Certains espéraient encore en apprendre plus sur les collectes de sang auprès de populations à risque, et sur le retard et l'homologation des tests de dépistage. La Cour a mis un terme à cet espoir.
Des qualifications
sans fondement juridique
La justice, scrupuleusement fidèle aux règles qui régissent son fonctionnement, vient de balayer une tragédie sans précédent qui a éclaboussé le monde médical et politique. L'empoisonnement n'est constitué que si la mort est le but de l'action et non si elle en est la conséquence. Pourtant, d'après la juge parisienne en charge de l'enquête, Marie-Odile Bertella-Geffroy, l'intention de donner la mort est établie dans le dossier qu'elle a instruit. De son point de vue, « relève de l'empoisonnement la poursuite de la distribution de produits qu'on sait mortifères à un nombre important de receveurs », qui entraîne inéluctablement des « morts parmi eux ». Il en va de même pour le délit d'homicide involontaire : il est impossible de prouver que la contamination provenait d'un lot contaminé et fautivement distribué. Quant à la non-assistance à personne en danger, délit dont on aurait pu accuser ceux qui ont négligé d'interdire les produits antihémophiliques chauffés (et, donc, potentiellement infectés), ou omis de contacter des receveurs afin de vérifier leur séropositivité, ou encore qui ont retardé l'entrée en France du test américain Abott, au profit de Diagnostic Pasteur, là encore, « il n'y avait qu'un risque lointain de maladie mortelle », pas de conscience du danger, selon les juges.
Un effet de dominos pour les autres scandales sanitaires
« Ma crainte la plus profonde, c'est que, après ce non-lieu, on fasse du révisionnisme », commente avec amertume Edmond-Luc Henry. Le président d'honneur de l'Association française des hémophiles met en garde contre des formules à l'emporte-pièce du genre « pas coupables, pas responsables ». Pour lui, les innocentés sont responsables, car « on savait, on pouvait faire autrement » que de contaminer.
« Nous sommes dans un système maffieux », accusent les époux Gaudin, dont les deux enfants hémophiles, Laurent et Stéphane, sont morts à 11 et 15 ans. Les Gaudin veulent saisir la Cour européenne des droits de l'homme, même si elle ne peut constituer un quatrième degré de juridiction, ce qui fait dire à certains que « ça ne changera pas grand-chose ».
Au nom de l'Association française des transfusés, Olivier Duplessis parle, comme Act Up, d' « une décision prise de façon illégitime » et s'en remet aux historiens : « Il faudra faire en sorte qu'ils puissent établir la vérité », dit-il, en dénonçant « le plus grand scandale judiciaire français du XXe siècle. »
« La volonté de ne pas juger était évidente », relève, de son côté, Jean Peron-Garvanoff (Association des polytransfusés), le premier à avoir déposé, en 1987, une plainte classée sans suite.
Ouvert en 1994, le volumineux dossier non ministériel du sang contaminé, avec plus de 130 tomes de procédure, portait sur le scandale des produits sanguins infectés par le VIH, laissés trop longtemps en circulation dans le courant de l'année 1985. Il aura vécu grâce à la ténacité de Marie-Odile Bertella-Geffroy, la juge parisienne, malheureusement trop isolée.
Après ce non-lieu, « aucun scandale mettant en cause la santé et l'alimentation des Français ne pourra être jugé », prédisent, dépitées, les associations de victimes. « Un effet de dominos » est à craindre pour l'hormone de croissance contaminée, le Distilbène, le VHC, l'amiante ou encore la vache folle.
* Chiffres, au 31 décembre 2002, du Fonds d'indemnisation des transfusés et des hémophiles, lequel a enregistré, en cette fin de printemps, 1 389 dossiers d'hémophiles et 3 209 de transfusés, et procédé depuis onze ans à 4 068 indemnisations représentant un total de 963 millions d'euros (204 290 euros pour une personne de 40 ans, 312 520 euros pour un mineur). De leur côté, l'Association française des hémophiles et l'Association des transfusés comptabilisent respectivement 600 décès et de 5 000 à 6 000 personnes contaminées par transfusion.
Les grandes dates
21 mars 1988 : dépôt des premières plaintes de victimes pour infraction à la loi de 1905 sur les fraudes ;
13 juillet 1993 : la cour d'appel de Paris condamne le Dr Garretta à 4 ans de prison ferme et le Dr Allain à 4 ans d'incarcération, dont deux avec sursis ;
28 juillet 1994 : mise en examen pour empoisonnement du Dr Garretta ;
9 mars 1999 : les ministres Laurent Fabius et Georgina Dufoix, mis en examen pour complicité d'empoisonnement, sont relaxés par la Cour de justice de la République (CJR), mais Edmond Hervé est condamné et dispensé de peine ;
Janvier 2003 : l'ancien ministre Claude Evin, mis en examen par la CJR pour homicide involontaire (non-rappel des transfusés avant le 1er août 1985), bénéficie d'un non-lieu ; la commission d'instruction de la CJR doit décider prochainement si elle le renvoie devant un tribunal correctionnel ;
7 avril 2003 : une enquête judiciaire est ouverte, après le dépôt d'une plainte pour empoisonnement à Paris par les parents d'un hémophile tunisien contaminé.
La juge d'instruction Marie-Odile Bertella-Geffroy enquête toujours sur un pan de l'affaire qui concerne la Grèce, après le dépôt d'une plainte de plusieurs hémophiles de ce pays en 1994. Ils estiment qu'ils ont été contaminés par des produits exportés par l'institut Mérieux. Elle conserve également trois dossiers qui lui ont été confiés en 1999, 2000 et 2002, relatifs à un transfusé, un hémophile et un enfant infecté à la naissance.
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