LE QUOTIDIEN - Comment imaginez-vous le cabinet médical du futur ? Croyez-vous à une autre façon de pratiquer la médecine ?
Roland MORENO - Là-dessus, je dois avouer que j'ai un peu l'opinion de monsieur Tout-le-monde car je suis, hélas, assez hermétique aux sciences du vivant. Mais je dirai que, spontanément, on a du mal à imaginer autre chose que la relation particulière entre un médecin et son patient, qui restera quelque chose de central. En même temps, il va y avoir des bouleversements, non seulement dans le domaine de l'exercice médical mais aussi dans la façon d'appréhender la relation, l'art de la médecine...
Lesquels ?
Le dossier médical est un très bon exemple de ce qui pourrait évoluer de façon marquante. Pour l'instant, franchement, il n'y a rien, aucun progrès : la fiche bristol, le carnet de santé papier, on ne l'a jamais sur soi en cas de pépin grave ! A l'heure actuelle, la carte SESAM-Vitale de première génération ne permet de dénicher aucune information sur les patients, en dehors de leur numéro de Sécu. Si vous êtes diabétique, ce n'est pas marqué. Pour moi, cette première carte est inutile, car elle contient uniquement un identifiant. Tout ce qui est sensible, c'est-à-dire le volet santé, ne se trouve pas sur la carte. Or, depuis les brevets que j'ai déposés, la carte à puce est absolument inviolable. Les choses avancent lentement. Quand on dit aux patients qu'on va mettre leur histoire médicale sur une puce, la première réaction, c'est toujours : « Attention, Big Brother n'est pas loin : on va tout savoir sur moi. » Les gens considèrent que tout sera centralisé, qu'il y aura un double dans un ordinateur central. Du coup, ils ne tiennent pas à ce que les indications d'un SIDA ou d'une dépression soit gravées dans le silicium.Et pourtant, ce qui est important, ce sont les antécédents médicaux, les données d'urgence, les pathologies chroniques mais aussi les radios, les images, les contre-indications, etc. Tout ça pour vous dire que les réticences actuelles freinent des évolutions qui seraient très utiles.
Craintes injustifiées
N'est-il pas normal que le progrès conduise à des débats d'ordre éthique, autour de la protection du secret médical notamment ?
Le problème principal, c'est la hantise un peu irrationnelle à l'égard de l'informatique, la défiance du public à l'égard des réseaux électroniques, mais aussi des praticiens. Cette attitude fait qu'il est délicat d'imaginer l'avenir d'un cabinet. Les médecins ne sont pas, et c'est normal, des gens qui comprennent les « bits » qui caractérisent l'informatique. Donc, ils résistent. Ce qui leur fait peur aussi, c'est le fait d'entrer dans une logique de diagnostic automatique, qui fait hurler une partie du corps médical. Moi, je ne suis pas médecin, mais j'ai l'impression que l'informatique dans les cabinets médicaux permettra d'éviter de nombreuses erreurs, de quelque nature que ce soit. Quant aux réseaux, je suis convaincu que les techniques de cryptage actuelles sont suffisantes. De toute façon, les gens doivent savoir que personne n'a le droit d'inventer un système de cryptage parfait qui rendent les messages totalement incassables. Il faut pouvoir se ménager une sécurité en cas de problème grave. Mais les médecins ne sont pas les seuls qui freinent. Il y a une forte résistance de l'Etat au changement. En 1991, quand on est allé expliquer au ministre de la Santé qu'une carte servant uniquement au tiers payant permettrait de faire économiser 8 milliards à la Sécurité sociale, mais risquait de supprimer de nombreux emplois, il nous a presque jetés à la porte ! Depuis, il y a eu l'informatisation des cabinets, des pharmacies, etc.
Justement, une invention comme la carte à puce peut-elle avoir encore des applications concrètes dans le domaine de la médecine ?
En 1979, la première carte médicale dérivée de mon invention a été présentée... avant de faire un flop total : c'est vous dire si je suis optimiste. Un industriel avait dégoté une petite niche : les porteurs de stimulateurs cardiaques. La carte en question, portée par le patient cardiaque, permettait uniquement de savoir combien de temps il reste avant de devoir changer la batterie ; c'était l'équivalent d'un bloc-notes ou d'un Post-it, ni plus ni moins. Cela a été un échec absolu, ils en ont fait cinquante ! Il faut rappeler que c'était l'époque de la loi Informatique et Libertés, ça tombait mal. C'était la toute première application médicale, certes un peu débile, de la carte à puce.
Les atouts de la saisie vocale
L'univers de la santé est bouleversé par la généralisation des réseaux et la transmission à haut débit. En quoi cela peut-il modifier le fonctionnement d'un cabinet ?
Certains praticiens sont déjà extraordinairement informatisés et utilisent quotidiennement les applications des nouvelles technologies, bien au-delà du courrier électronique. Le mouvement est lancé. Le gros problème en médecine, c'est la localisation des données sensibles. Si c'est un serveur national, on reparlera de Big Brother, d'où l'intérêt de la puce qui concentre les données.
Par ailleurs, un tas de choses transformeront le cabinet médical. On peut imaginer que chaque médecin ait demain sa « home-page » personnelle où ses patients pourront se connecter ; on peut imaginer une généralisation des agendas électroniques qui remplacent, en partie, les secrétaires, même si, moi, je ne suis pas du tout un fan du « Palm-Pilot ». Je crois beaucoup, en revanche, à la saisie vocale. C'est un sujet qui me passionne, car il touche à l'identité : en gros, il n'y a pas deux voix identiques, c'est comme l'ADN. Certains médecins utilisent d'ailleurs déjà des systèmes de reconnaissance vocale, sous la forme d'un langage assez primitif. Quant à la domotique qui devait soi-disant inonder les bureaux et les cabinets, je n'en ai jamais compris l'utilité : pour moi, c'est un peu une légende comme l'intelligence artificielle et les systèmes experts.
Aujourd'hui, les médecins rencontrent de nombreux problèmes de compatibilité entre les logiciels, les différents réseaux. Est-ce qu'on peut imaginer que cela soit réglé demain par une norme universelle ?
Le problème de la normalisation se pose partout. Je crois beaucoup à l'Europe qui a un pouvoir coercitif considérable et qui peut imposer ses standards.
De services hallucinants
L'explosion des banques de données modifiera-t-elle l'exercice du médecin traitant ?
C'est certain. Et très vite. Il y a les banques de données mais il y a aussi tous les systèmes interactifs. Certains sites rendent déjà des services hallucinants et sont capables de répondre en un quart de seconde à une question extrêmement précise. Et en plus, il donnent la meilleure réponse possible.
Pensez-vous que le développement des sites santé sur Internet puisse modifier le comportement des patients ?
Bien sûr. Déjà, les patients sont de plus en plus exigeants parce qu'ils sont mieux informés ou qu'ils se croient mieux informés. Le « peer-to-peer », c'est-à-dire la mutualisation des disques durs, peut aussi avoir des conséquences. Internet permet ainsi de mettre rapidement en relation des patients qui ont les mêmes pathologies, les mêmes antécédents médicaux. Ce procédé, qui consiste à mutualiser des informations dans un domaine précis, est appelé à un très grand avenir. Dans le domaine de la santé, ça signifie sans doute davantage d'automédication. Le risque évidemment, c'est de sortir du champ de la médecine avec des farceurs, des charlatans, etc.
Enfin, je n'oublie pas l'invraisemblable facilité avec laquelle on peut, déjà aujourd'hui, acheter des médicaments par le biais d'Internet.Cela va se développer à grande vitesse. Moi-même, j'ai acheté de la mélatonine.
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