LE QUOTIDIEN
Le patient réclame de plus en plus un partenariat avec son médecin et refuse de se soumettre aux décisions prises unilatéralement par le praticien. Cette tendance va-t-elle se généraliser au point que dans deux ou trois décennies, le patient décidera de la politique de santé ?
ROBERT ROCHEFORT
Je ne le pense pas. Ce qui me frappe, c'est la segmentation du comportement des patients. D'un côté, on voit émerger de façon radicale ce nouveau comportement consumériste, mais il reste minoritaire. Il concerne surtout la population qui réside dans les hypercentres urbains, qui est âgée de moins de 40 ans et a fait des études longues. L'écart se creuse avec les autres patients qui s'en remettent à la décision du corps médical, ce qui ne les empêche pas, ponctuellement, de contester certaines décisions.
Cela étant dit, je ne pense pas que l'attitude consumériste fera demain la politique de santé, laquelle est verrouillée par deux systèmes très lourds.
Le premier est le système administratif, qui englobe la Sécurité sociale et la question du financement. Bien qu'il ne soit pas forcément cohérent et homogène, c'est un verrou extrêmement puissant.
Le deuxième verrou est le verrou médical. C'est celui du savoir, d'un certain comportement qui demeure, malgré tout, corporatiste. Dans toutes les études réalisées sur les médecins, on voit que les nouveaux arrivants prennent rapidement leur place dans le fonctionnement en système fermé qui caractérise leur domaine. La médecine est de plus en plus confrontée aux défis technologiques, les savoirs deviennent plus sophistiqués, et le système médical y gagne en puissance.
Il faudra certainement faire de temps en temps des compromis avec ce pouvoir consumériste, mais je ne pense pas qu'il puisse remettre en cause les deux pouvoirs en place, l'administratif d'un côté, le corps médical de l'autre.
Les jeunes générations de médecins n'ont-elles pas évolué de façon considérable par rapport au paternalisme qui caractérisait la relation entre leurs aînés et les malades ?
J'ai passé les dix premières années de ma carrière à analyser le système de santé. Je me rappelle qu'au début des années quatre-vingt, on annonçait déjà ces révolutions dans le corps médical. Quand on regarde vingt ans plus tard, on se rend compte que les choses vont extrêmement lentement. Ce qui me paraît possible, en revanche, ce sont des fractures dans le système. Il est possible qu'une autre culture apparaisse de façon marginale, avec des praticiens qui entrent dans une médecine pour gens aisés, passant outre les contraintes administratives dans leur prise en charge quotidienne.
Les associations de malades jouent un rôle croissant dans le système de santé. Peut-on imaginer qu'un jour, elles se fédèrent et deviennent un lobby qui dicte sa loi aux pouvoirs publics ?
Les associations de malades sont très puissantes dans certaines maladies, peu dans d'autres, et elles sont finalement très minoritaires quand on les met bout à bout. Sur une maladie donnée, surtout si c'est une maladie chronique avec accompagnement familial, leur pouvoir est très important, comme on a pu le constater pour la première fois avec le SIDA.
Je trouve cette montée des associations très positive, car c'est probablement l'une des meilleures façons pour les patients de négocier avec les deux groupes que sont le pouvoir administratif et le pouvoir médical. Le malade tout seul n'a pas un pouvoir suffisant face à ces deux forteresses. S'il est dans une logique d'association, il commence à en avoir un peu. Les associations vont probablement se multiplier. De là à envisager une prise de pouvoir sur le système global, je n'y crois pas.
Je constate d'ailleurs qu'assez souvent, ces associations sont instrumentalisées par les professionnels médicaux pour demander à l'Etat régulateur plus de moyens.
Ces associations sont très utiles et très efficaces sur des maladies, qui sont très lourdes, mais qui concernent un petit nombre de patients - petit non pas dans l'absolu, mais dans le relatif. Elles peuvent concerner plusieurs dizaines de milliers de malades, mais par rapport à l'équilibre du système de soins qui, lui, repose sur la prise en charge d'une population de 60 millions d'habitants, on n'est pas sur quelque chose qui fasse levier suffisamment pour transformer le système dans sa globalité.
L'individualisme avant tout
Avec l'affaire de l'hépatite B, on assiste à une remise en cause de la vaccination. Peut-on imaginer que ce type d'obligations disparaisse sous la pression des patients, malgré la désapprobation des autorités médicales ?
Derrière cette question, se pose celle du rapport entre l'individu et le groupe. Contrairement à ce qu'on croit souvent, la santé est un des rares secteurs économiques où les règles de gestion collectives existent depuis très longtemps, la vaccination en étant une. Une autre règle est également remise en cause aujourd'hui : il s'agit des procédures de tests de nouveaux produits ou de nouvelles thérapeutiques. On a vu ainsi des patients volontaires pour des essais en double aveugle sur la DHEA, aller faire tester leurs pilules par des laboratoires indépendants pour savoir s'ils étaient sous placebo ou principe actif. En acceptant le principe de ces essais, ils admettent intellectuellement que certaines personnes doivent prendre de la poudre de perlimpinpin pendant deux ans, mais ils ne veulent pas que ce soient eux ! Je pense que les Etats continueront à avoir des règlements, mais avec ce droit de l'individu placé au-dessus de la collectivité, ils auront de plus en plus de difficultés à les faire respecter. L'idée qu'un individu soit sacrifié pour une logique statistique va être de plus en plus rejetée.
Il se passe un peu la même chose pour la suppression des petites maternités ou des hôpitaux de voisinage. On a beau démontrer à la population qu'une structure équipée d'un bon plateau technique, mais beaucoup plus éloignée de son domicile, sert mieux l'intérêt général, le principe est contesté.
Avec Internet et la mondialisation, on constate que les patients peuvent se procurer des médicaments sans passer par leur médecin ou leur pharmacien. Le phénomène va-t-il se généraliser ?
Contrairement à ce que l'on croit, les gens qui achètent des produits sur Internet sont très minoritaires, car la plupart ont peur. Il existe de nombreux éléments de fantasmes dans la communication pour y contribuer. « Vous ne savez pas ce que vous achetez, si ça se trouve, ce sera bien pire que ce que vous voulez soigner », leur dit-on en substance.
On va retrouver ici la segmentation des consommateurs que j'évoquais au début. D'un côté, il y a ceux qui circulent à travers la planète, qui vont vingt fois par an aux Etats-Unis. Pour eux, l'idée qu'il puisse y avoir une coquille hermétique qui s'appelle la France, avec des produits n'ayant pas reçu l'AMM et qui, du coup, ne seront pas distribués, va les faire rire. Ils vont petit à petit entrer dans un système d'information mondiale et commanderont naturellement sur Internet. Mais leur nombre ne dépassera pas 10 %.
De l'autre côté, on aura la grande masse de ceux qui ne vont pas trop bouger. Cela est d'autant plus probable étant donné l'évolution démographique de la France. N'oublions pas que dans vingt ans, nous aurons le papy-boom. Or, les préoccupations de santé concerne surtout les plus de 50 ans. Ceux-là ne vont pas se précipiter sur Internet pour acheter des médicaments. Ils iront d'abord chercher de l'information. Ils demanderont ensuite son avis à leur médecin, qui sera incité à leur répondre alors qu'il n'en avait peut-être pas envie. Mais il faudrait une très grande perte de confiance pour qu'ils achètent leurs médicaments sur Internet. Ce que l'on consomme dans la santé, c'est avant tout de la « rassurance » et de la sécurisation. Un grand nombre de patients ont besoin d'être rassurés par le pharmacien, le médecin, le mode d'emploi en français, le remboursement de la Sécurité sociale. Tout cela n'existe pas dans la logique d'Internet, donc il y a une prise de risque différente.
Un scénario n'est cependant pas à exclure : que des médecins eux-mêmes suggèrent à leurs malades d'acheter tel ou tel produit sur Internet, s'ils ne veulent pas attendre l'arrivée des autorisations de mise sur le marché (AMM), dont la procédure est très longue en France. On en a déjà les prémisses. Le Pr Baulieu a dit dans la presse qu'il conseillait ses amis sur les bonnes et les mauvaises marques de DHEA qu'on pouvait avoir aux Etats-Unis, c'est tout juste s'il n'a pas donné les noms.
Aléa thérapeutique et judiciarisation
Croyez-vous que la judiciarisation de la santé, qui est spectaculaire aux Etats-Unis, atteigne les mêmes proportions en France ? La santé du patient va-t-elle en bénéficier ?
On ne peut être à côté de l'histoire ; dans la mesure où de grands pays sont concernés, cela finira par arriver chez nous. Mais il faut souligner qu'aux Etats-Unis les patients n'y songent pas d'eux-mêmes. Quand vous consultez la rubrique avocats des pages jaunes, vous avez des publicités sur des pages et des pages indiquant : « Si vous avez un problème de santé, téléphonez-moi, je vais vous faire gagner de l'argent. »
La solution, c'est d'avancer dans la prise en charge de l'aléa thérapeutique. On ne peut rester dans la situation actuelle, où règne un sentiment de mauvaise organisation des systèmes et où il y a trop d'aberrations.
La pire des situations, c'est peut-être celle que nous avons actuellement. Dans 95 % des cas, les fautes sont cachées et ignorées. Dans 5 % des cas, - dans les cas où il y a un patient ou une famille d'« emmerdeurs » - le médecin peut être directement mis en cause.
La judiciarisation, qui est encore balbutiante, peut être bénéfique, notamment pour responsabiliser non pas les acteurs du système de santé, mais les systèmes de soins en général.
Que pensez-vous des classements du type « Palmarès des hôpitaux » qui paraissent régulièrement dans les magazines ?
Ils ont un avenir certain, mais il faut relativiser leur impact. Ils servent à éviter que soient fréquentés les 10 % d'hôpitaux les plus crasseux. Pour les autres, cela ne va rien changer, car vous n'allez pas vous faire soigner à l'hôpital de Mazamet sous prétexte qu'il est bien mieux, si vous habitez à 400 km.
Ces hit-parades ont le mérite de souligner qu'il existe des inégalités de traitement considérables. Le problème est que ces classements sont très difficiles à établir, et qu'en pratique, ils ne sont pas très fiables, mais je pense qu'ils ne sont pas un mal si l'on ne va pas plus loin.
La culture de la prévention est insuffisante en France. Pensez-vous que cette carence soit liée au rôle passif que le patient a joué jusqu'ici dans la prise en charge de sa santé ?
Je ne le crois pas. Il y a deux types de prévention : la micro- et la macroprévention. La macroprévention a du mal à exister, parce qu'elle se heurte à la contradiction entre les éléments statistiques et les éléments individuels. Dire à quelqu'un de 20 ans et en parfaite santé de ne pas fumer passe mal. C'est un problème d'éducation en profondeur, de culture, qui est bien plus large que les problèmes de santé. Je n'en incriminerai ni les professionnels de santé ni les consommateurs. On est dans une société individualiste. Or la macroprévention est par construction quelque chose qui n'est pas du tout individualiste.
A côté de cela, il y a la microprévention, c'est-à-dire le fait de gérer chacun, en fonction de son profil, un risque personnel, avec une intégration progressive de la prévention. Là, j'y crois, car il n'y a pas de contradiction avec l'individualisme. Le problème est de savoir comment rendre possible cette microprévention. Il ne faut pas qu'elle soit une promesse de malheur à éviter, comme c'est généralement le cas, mais qu'elle soit une promesse de bonheur à réussir. Elle n'arrive pas toujours à toucher sa cible, car on vit dans une société déjà hyperanxiogène. Quand on allume son poste de radio à 8 heures, on se demande comment on est encore en vie. Si, à 9 h 30, le médecin vous fait une ritournelle sur ce qu'il faut faire et ne pas faire, avec une multitude d'interdits, ça ne marche pas.
Il faudra qu'à l'avenir, le médecin arrête de dramatiser pour ensuite chercher à rassurer. C'est ce schéma « inquiétude-rassurance » que l'on trouve dans la prescription d'examens complémentaires. Le malade est peut-être rassuré après coup, mais au moment de la prescription, il est conforté dans son inquiétude. Cette dialectique perverse est aujourd'hui très forte dans le dialogue médecin-malade.
Robert Rochefort est l'auteur de « Vive le papy-boom », Editions Odile Jacob.
Un économiste
Robert Rochefort connaît particulièrement bien le monde de la santé. Avant d'occuper le poste de directeur du Centre de recherche pour l'étude et l'observation des conditions de vie (CREDOC), cet économiste a dirigé le service statistiques de la Caisse nationale d'assurance-maladie (CNAM) et occupé parallèlement pendant un an les fonctions de directeur délégué du Centre de recherches, d'études et de documentation en économie de la santé (CREDES).
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