D’EMBLEE, le sociologue Didier Fassin, qui codirige «De la question sociale à la question raciale?», situe ce débat théorique : comment dire la race s’il apparaît qu’elle est clairement l’élément découvert derrière les inégalités, les discriminations sociales ?
La biologie a fait justice de la notion de races, on sait que nous avons un ancêtre commun à tous, et que deux Africains peuvent être génétiquement plus éloignés que l’un d’entre eux d’un Suédois. On se souvient que le terme « génocide », inventé au début du XXe siècle par R. Lemkin (à propos des Arméniens), obligeait à parler d’assassinat d’une race dans le cas de la Shoah, c’est-à-dire à examiner l’horreur avec les mots mêmes des bourreaux.
Admettons qu’il n’y ait pas de races, nous répondrons du bout des lèvres certainement, mais il y a bien des comportements racistes et on ne doit pas les tolérer. Ce que montre Didier Fassin, c’est qu’il y a depuis quelques années en France une « racialisation » du discours. C’est-à-dire l’adoption d’une grille de lecture en termes de races, même si on ne se concentre pas avec précision sur l’aspect pigmentaire de la race, comme l’indiquent les termes vagues mais hostiles de «basanés» ou «bronzés» pour désigner les gens d’origine maghrébine*. C’est ainsi que «le langage de la “race” semblait s’imposer à tous, livrant la vérité de l’événement de manière univoque, dévoilant derrière la dimension sociale de la “révolte des jeunes” le fait que la plupart sont noirs ou arabes avec une identité musulmane», dit Didier Fassin, évoquant lui-même Alain Finkielkraut.
Il n’y a pas d’enjeu social sans manipulations. Le patronat utilise implicitement cette racialisation en proposant une « charte de la diversité ». Les chaînes de télévision rivalisent en matière de couleur de peau des présentateurs, des établissements scolaires installent une section d’aide aux élèves des « familles africaines ».
Si la tendance des deux ouvrages est de dire que le racial symbolise la relégation sociale, laquelle repose sur un déni hypocrite du rôle de la peau, l’appellation « jeunes de banlieue » constitue une hypocrisie inverse. En tout cas, jamais il n’y aura eu un tel consensus pour flétrir le racisme au nom d’un idéal républicain, doublé pourtant d’une lecture permanente à travers une grille racialisante.
Universalisme et communautarisme.
«Pour combattre le racisme, faut-il parler de “races” ou non? Le mot est-il de trop ou pas?» C’est cette fois-ci Eric Fassin, frère du précédent, qui reprend le flambeau en l’insérant dans un système théorique d’oppositions.
Après la défaite de 1870, se construit le modèle républicain de la nation française ; elle repose moins sur une culture héritée que sur un consentement, selon Renan. Est ainsi exalté un idéal universaliste par lequel le racisme est combattu, mais aussi les revendications des particularismes culturels, par exemple en manière de langages : occitan, provençal, breton.
Au moment où se rallume le feu des communautarismes, certains dénoncent le racisme caché de cet universalisme, qui, voulant faire taire les spécificités racio-culturelles, fait le jeu du racisme en prêchant l’antiracisme. On se souvient que Sartre opposait à l’antisémite haineux le démocrate patelin, dont le discours était : il faut que les juifs se fassent oublier comme juifs, nous ne connaissons, nous, que des hommes, citoyens libres et égaux.
Or cet universalisme antiraciste sécrète son contraire, un différentialisme culturel affirmant le droit à la différence, s’égayant du chatoiement des cultures et dénonçant dans l’antiracisme le pire des comportements racistes (vous suivez ?).
C’est cette attitude que dénonçait déjà Alain Finkielkraut dans « la Défaite de la pensée ». Il voyait dans le tout-culturel une manière de nivellement dangereux : aujourd’hui, tout est culturel, donc tout se vaut, il n’y a pas de différence de dignité entre Shakespeare et une paire de baskets puisque les deux sont DE la culture.
Pour compliquer les choses, cette attitude sécrète facilement son poison, car, dans la réalité, on a vite fait de hiérarchiser les cultures. Les nazis ne niaient pas qu’il y ait une culture juive ; au contraire, ils s’acharnaient à montrer qu’elle était inférieure, par exemple le yiddish était un allemand impur. L’extrême droite française hérite facilement d’un culturalisme qui justifie le mépris par les pratiques soi-disant inférieures du méprisé.
Ce différentialisme porte lui aussi le racisme en son sein, comme le montre l’hostilité des jeunes d’origine maghrébine à l’égard des jeunes juifs, après l’importation fantasmée du conflit au Moyen-Orient en France. Bref, le divers se satisferait bien de l’inégal.
Un livre de combat.
Nous ne voudrions pas sembler injustes en consacrant si peu de lignes au numéro de novembre 2006 de «Lignes», «Ruptures sociales, ruptures raciales», mais la violence des propos, la systématisation idéologique font de ce travail un livre de combat avant tout.
Analysant le terme et la chose, Etienne Balibar voit des banlieues « ghettoïsées », reprenant en extension et en compréhension cette comparaison historique à la fois fausse et choquante. Des « banlieues-monde » travaillées par la mondialisation, en reflétant les contradictions globales, et annonçant «une révolte des exclus». Il voit également des jeunes exclus d’un monde dont ils font eux-mêmes partie, une «exclusion intérieure». Un très beau terme, mais qui sert à véhiculer l’habituelle culture de l’excuse de l’ultra-gauche.
L’ensemble constitue un ouvrage de harcèlement, de redites, de slogans, auquel ne manque aucune des deux figures imposées de la doxa actuelle : l’anti-américanisme et l’antisionisme. Lassant.
« De la question sociale à la question raciale », sous la direction de Didier et Eric Fassin, éd. La Découverte, 259 pages, 20 euros.
« Ruptures sociales, ruptures raciales », « Lignes », novembre 2006, 252 pages, 17 euros.
* Que la race ne se réduise pas au strict pigmentaire, on en a pour preuve le fait que le noir soit aux Etats-Unis une « couleur politique » qui, dans sa révolte, inclut les « chicanos ». Dans ce même pays, les Italiens et même les Irlandais n’étaient pas classés comme Blancs au début du XXe siècle. En Grande-Bretagne aujourd’hui, les Pakistanais entrent avec les Chinois dans la même catégorie d’« Asians ».
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