SERPENT DE MER, la remise en cause de la liberté d'installation des médecins pointe son nez hors de l'eau après que les premiers travaux de l'Observatoire national de la démographie des professions de Santé, faisant état d'une tension croissante sur l'offre de soins (« le Quotidien » du 19 novembre), ont conduit le ministre de la Santé à créer une « commission de la démographie médicale », chargée d'étudier très rapidement - en trois mois - les moyens « permettant de réduire l'inégalité de répartition de la couverture médicale sur le territoire ».
Même si les pistes jusqu'à présent évoquées semblent pour l'instant éviter les mesures coercitives comme la remise en cause de la liberté d'installation, les médecins s'inquiètent. Et ils s'inquiètent d'autant plus que des signes avant-coureurs sont venus, ces derniers mois, alimenter leurs alarmes.
En mars dernier, par exemple, Jean-François Mattei annonçait que d'ici à une dizaine d'années, il serait possible « d'arriver à une non-liberté d'installation dans certaines zones ». En mai, c'était le Conseil économique et social qui votait un avis indiquant que « les conditions d'installation des professionnels de santé libéraux pourraient être déterminées dans le cadre des obligations conventionnelles », la liberté d'installation restant « le principe », et le possible non-conventionnement en étant « la contrepartie ». Enfin, à la fin du mois de septembre, Philippe Douste-Blazy assurait que l'échec de sa réforme de l'assurance-maladie signifierait « la fin de la liberté d'installation ».
Une fois leurs études achevées, les futurs étudiants en médecine choisiront-ils sans entrave leur lieu d'exercice ? Ils peuvent aujourd'hui, légitimement, se poser la question.
Mesurettes contre bazooka.
Pour le Dr Michel Chassang, président de la Csmf (Confédération des syndicats médicaux), « si on touche à la liberté d'installation, les médecins libéraux vont choisir l'hôpital, car au moins les hôpitaux sont situés dans de grandes villes ». La Csmf estime que, en matière d'incitation, « il faut oublier les mesurettes et sortir le bazooka » : augmenter fortement le numerus clausus (cette option est déjà prise), offrir plus de place à l'internat aux disciplines déficitaires, et favoriser réellement l'installation dans les zones déficitaires par des aides pérennes.
Mais Michel Chassang va plus loin : « Que les départements fassent leur travail !Pourquoi n'y a-t-il plus de services publics dans les zones déficitaires, pourquoi n'y a-t-il souvent ni couverture téléphonique ni Internet haut débit ? On a supprimé le service militaire et on voudrait mettre en place le service médical ? Avec l'Europe, les médecins français vont aller s'installer ailleurs. »
Au SML, on se borne à constater que les zones sous-médicalisées ne constituent pas des régions, mais des secteurs : « Les réponses régionales ne seront pas pertinentes. » Du côté du Snjmg (Syndicat national des jeunes médecins généralistes), le Dr Sophie Rachou, secrétaire générale, précise que son organisation « est pour des mesures incitatives. On les attend toujours, mais il faudra leur laisser le temps de produire leurs effets ». Pour Sophie Rachou, le statut de collaborateur libéral devrait bientôt être défini, ce qui pourrait favoriser l'installation en zones déficitaires. Mais elle ajoute aussitôt : « Le dispositif du médecin traitant, auquel nous sommes favorables, risque d'avoir un effet pervers, celui de figer les choses. Dans une zone sous-médicalisée où un jeune médecin généraliste pourrait être tenté de s'installer, ce dispositif risque de l'empêcher de créer une clientèle, puisque les patients auront déjà choisi leur médecin traitant. Les cabinets vont certes reprendre de la valeur, mais les jeunes médecins n'auront peut-être plus les moyens de les reprendre. » Quant aux restrictions à la liberté d'installation, aux yeux du Snjmg, elles ne vont « rien donner. On n'obtient rien par la contrainte ».
Encadrer le libéralisme ?
Pour sa part, le Pr Jacques Domergue, chirurgien et député UMP (qui précise qu'il ne s'exprime pas au nom du Haut Conseil de la chirurgie, qu'il préside par ailleurs), estime que « aujourd'hui nous en sommes à la phase des mesures incitatives, car les médecins ne sont pas prêts à des mesures coercitives. Mais on ne pourra pas en rester à l'incitation si les médecins ne prennent pas leurs responsabilités. Si d'ici à un an, on n'avance pas, les pouvoirs publics devront prendre des mesures coercitives. Le libéralisme doit être encadré, comme en Allemagne : à Munich, l'installation de certaines spécialités de médecine est interdite jusqu'à nouvel ordre. »
A contrario, pour le Dr Jean-Luc Seegmuller, président du Syndicat national des ophtalmologistes français (Snof), « on n'oblige pas un âne à boire s'il n'a pas soif, et l'expérience des contraintes imposées dans des pays voisins comme l'Allemagne ont été des échecs complets ». Le Dr Seegmuller s'interroge : « La presse nationale a insisté sur le côté dramatique de la pénurie médicale, ce qui pourrait être une forme de manipulation pour promouvoir des mesures coercitives. »
Au Conseil national de l'Ordre des médecins, enfin, on se pose aussi des questions : « Est-il possible aujourd'hui que la société française et la société médicale puissent prendre des mesures contraignantes ? » Pour l'Ordre, la piste se situe plutôt du côté des solutions « libérales » : « Mise en place d'un statut du médecin collaborateur, regroupement de plusieurs praticiens sur un site unique avec exercice alterné pour permettre la permanence des soins, autorisation d'exercice en des lieux multiples pour un seul médecin. »
Généralistes : 86 cantons mal lotis
L'une des premières études réalisées par l'Observatoire national de la démographie des professions de santé concerne l'offre de soins « de premier recours » (l'expression regroupe les généralistes, les pharmaciens d'officine, les chirurgiens-dentistes, les infirmières et les kinés), étudiée canton par canton.
On y découvre, en ce qui concerne les généralistes, que 86 cantons (soit 2,5 % du total) sont nettement moins bien dotés que les autres. Ils présentent « potentiellement des difficultés concernant l'offre de médecins généralistes libéraux », commente l'Observatoire. Soixante-trois de ces cantons mal lotis sont caractérisés par une densité médicale et une consommation médicale faibles ainsi que par une forte activité des généralistes. Dans cinq autres, il n'y a aucun médecin généraliste libéral installé et la consommation de soins de généralistes est faible. Les 18 restants sont situés outre-mer : soit ils n'ont pas de généraliste, soit ils combinent forte activité et faible densité des quelques généralistes qu'ils comptent.
Où se trouvent ces cantons « pauvres » en offre de soins généralistes ? Dans les départements d'outre-mer, dans les régions du Centre, du Pays de la Loire et, dans une moindre mesure, Rhône-Alpes. Ce sont, en général, de petits cantons, précise l'Observatoire ; 1,6 % seulement de la population française y réside ; le taux de mortalité y est très proche de la moyenne (9,93 pour 1 000 habitants contre 9,98 pour la France entière).
> K.P.
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