Réflexions – de bon sens – d’un endocrinologue effaré…

Publié le 16/10/2017
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Si la « crise » autour du Lévothyrox « nouvelle formule » est révélatrice d’un problème de santé publique… je crains surtout pour la santé du couple « médecine-média » dans notre pays.

Il n’est pas forcément judicieux de tout analyser à l’aune des – vrais – scandales qui ont rythmé l’actualité médicale des dernières décennies. Le sang contaminé, l’amiante, le Médiator… ne résument pas tout. Un contexte qui crée la suspicion a priori, nourrie par une communication défaillante (patients et médecins non ou mal informés), peut aussi créer un vrai malentendu et finalement se retourner contre l’intérêt des patients.

Trois millions de nos concitoyens seraient menacés par un médicament reformulé pour être plus efficace (plus stable) !

Neuf mille plaintes auraient été déposées pour des « effets indésirables » dont certains « graves » :

- Leur description – par la grande presse – est pour le moins disparate, et n’a pas de caractère systématisé évocatrice d’un déséquilibre thyroïdien, dans un sens ou dans l’autre. La grande majorité de ces patients ont en plus un « bilan » thyroïdien, en particulier la TSH, normal.

- Si vraiment ces « effets » concernent 9 000 patients sur trois millions d’usagers, c’est-à-dire 0,3 %, c’est un chiffre extrêmement faible ; y compris pour un simple effet « nocebo ».

Dans le traitement de l’hypothyroïdie primitive (la presque totalité des cas), on dispose d’un marqueur biologique, véritable juge de paix, la TSH. Ses variations dans le sang dépistent le moindre déséquilibre thyroïdien, dans les deux sens (hyper- ou hypothyroïdie) avant même qu’il puisse être visible cliniquement pour le médecin ou ressenti par le patient (1). Donc, de deux choses l’une :

- Si la TSH est « normale », les manifestations ressenties, et en l’occurrence lesdits « effets indésirables », sont sans rapport avec l’équilibre hormonal… puisque celui-ci est correct ! Il faut chercher ailleurs l’explication de ces manifestations : effet d’un excipient – ce qui paraîtrait vraiment étonnant de la part de molécules aussi « anodines » que l’acide citrique ou le mannitol, qui plus est à des doses infinitésimales –, lots défectueux, affection intercurrente, effet nocebo… ?

- Si la TSH est « anormale », alors on est possiblement en présence d’un déséquilibre thyroïdien, et il faut songer à mieux adapter le traitement, en fonction du type de déséquilibre, prudemment, en tenant compte du niveau de la TSH, de la clinique, de l’âge, de plusieurs facteurs confondants (observance, médications intercurrentes…). C’est la pratique courante de tout endocrinologue, et la raison pour laquelle les patients substitués sont régulièrement suivis… quelle que soit la formulation du Lévothyrox. Le rétablissement du bon équilibre hormonal, avec une TSH normalisée, n’entraîne pas forcément la disparition d’une manifestation clinique donnée qui apparaîtra donc a posteriori indépendante de l’équilibre thyroïdien. C’est le métier quotidien de l’endocrinologue de « faire la part des choses » et d’apprécier le rôle ou non de la thyroïde dans la situation globale d’un patient.

Voilà quelques considérations de simple bon sens qu’il est sans doute utile de rappeler dans un contexte médiatique… disons emballé !

Curieusement on voit nos autorités prendre des décisions inexplicables (2) – en tout cas à terme – rapatriant en urgence le Lévothyrox « ancienne formule » (pour combien de temps ?), sous un nouveau nom, et privant les patients du meilleur produit… Les patients qui ne supportent pas aujourd’hui le Lévothyrox « nouvelle formule » retrouveront sûrement avec l’« ancienne formule » leur état antérieur de parfait bien être… Quant aux études de pharmacovigilance annoncées, pas sûr qu’elles apportent un éclairage suffisant…

Une suggestion : il serait intéressant de connaître le nombre d’effets indésirables rapportés chez les enfants hypothyroïdiens sous Lévothyrox « nouvelle formule »…

Il est frappant de constater que des solutions sont proposées sans qu’ait été résolue – ni même recherchée – l’explication de « cette crise ». C’est pourtant une occasion unique de monter l’essai clinique simple qui permettrait de tirer au clair les mécanismes de cette improbable « crise sanitaire… et peut-être d’en prévenir d’autres ! Dans le pays de Claude Bernard, il ne doit pas être impossible de tester « expérimentalement » « l’hypothèse » que les deux formulations sont équivalentes – ou non – en efficacité et éventuels effets indésirables. Dommage de s’en priver…

Après tout, les patients qui ont vraiment besoin du Lévothyrox, le mériteraient bien.

* Endocrinologue, ancien chef du service d’endocrinologie, Hôpital Cochin, professeur émérite, Faculté de médecine René Descartes, Université Paris 5

(1) Je ne rentre pas dans le débat – subtil – des traitements mixtes (T4 + T3), du rôle des déiodases spécifiques de tissus, etc.

(2) L’ANSM ne nous aide pas vraiment avec ses recommandations. « L’élargissement de l’offre thérapeutique » – quatre formulations de L-Thyroxine dorénavant – élargit aussi le champ… des excipients ! Quant au « taux idéal » – à l’intérieur de « la norme » des dosages biologiques – attaché à chaque patient, elle ne va pas aider l’endocrinologue à la recherche désespérée et vaine d’une constante biologique évidemment inconnue au moment où on entreprend le traitement, et qui, comme toute constante biologique, est par définition… variable ! Pour accompagner le tout, un bel arbre décisionnel est proposé… L’endocrinologue, à défaut d’être entendu, pourra méditer le propos de Paul Valéry « Ce qui est simple est faux, mais ce qui ne l’est pas est inutilisable ».

Lire aussi deux excellents articles : tribune de Jean-Louis Wemeau dans « le Quotidien du Médecin » du 12 septembre 2017 ; article de Pascale Santi et Sandrine Cabut, et les propos recueillis de Virginie Tournay, dans « Le Monde Science et Médecine » daté du 20 Septembre 2017.

Par le Pr Xavier Bertagna*

Source : Le Quotidien du médecin: 9610