E N annonçant son intention de déposer à l'Office européen des brevets, avant la date butoir du 9 octobre, un mémoire en opposition visant le brevet accordé à Myriad Genetics, l'institut Curie prend la tête de ce qu'il faut bien appeler un mouvement de résistance. Tel qu'il a été accordé, ce brevet couvre en effet toute méthode d'analyse du gène BRCA1 fondée sur la comparaison de la séquence à analyser avec une séquence de référence. Autant dire que la revendication extrêmement large couvre tout diagnostic moléculaire dans le cancer du sein, quelle que soit la méthode. Myriad Genetics se retrouve donc en position de revendiquer le monopole du premier diagnostic dans chaque famille et d'exiger que tout prélèvement soit adressé à son siège, à Salt Lake City, pour être analysé dans une véritable « usine à tests », bâtie à cette fin.
Compte tenu de l'actuelle législation européenne sur les brevets, il n'est pas très surprenant qu'une telle revendication ait été accordée (voir encadré). Elle est pourtant inacceptable, pour l'institut Curie comme pour les seize autres laboratoires français réalisant des tests génétiques, et les laboratoires européens qui, espère-t-on, vont se joindre à l'initiative française.
Cette initiative, elle non plus, n'est pas tout à fait une surprise. Le prélude s'est joué en juin, lorsqu'une équipe de l'institut Curie dirigée par le Dr Dominique Stoppa-Lyonnet annonçait dans le « Journal of Medical Genetics » qu'elle avait mis en évidence chez une patiente américaine une large délétion dans BRCA1, grâce à une technique d'hybridation moléculaire développée à l'institut Pasteur (« le Quotidien » du 1er juin 2001).
Les limites du séquençage automatique
Les prélèvements de cette patiente avaient été fournis par une équipe de Los Angeles (Cedars Sinai Medical Center), après, justement, que Myriad Genetics eut rendu un résultat négatif. Et pour cause : l'usine de Salt Lake City effectue une analyse par séquençage, après amplification PCR. Or l'allèle non délété de BRCA1 étant amplifié parallèlement à l'allèle délété, le séquençage ne permet pas de repérer dans le gène un remaniement structurel tel qu'une délétion hétérozygote.
Selon les estimations, la technique de Myriad laisserait ainsi passer entre 10 et 20 % des altérations de BRCA1. Au passage, d'ailleurs, ce qui est en cause n'est pas le séquençage, ou n'importe quelle technique en soi, mais une certaine logique industrielle, qui suppose l'application uniforme d'une technique. Dans nombre de cas, en effet, une mutation est recherchée, approchée par différentes techniques, ce dont l'automatisme presse-bouton restera toujours incapable.
Le résultat publié par l'institut Curie est tout à fait significatif de cette nécessaire diversité des approches et de l'impasse que constituent les grandes séries.
Son importance n'a d'ailleurs pas échappé à la revue « Science », qui, le 8 juin, publiait un commentaire sous le titre « Transatlantic War Over BRCA1 Patent » - titre au demeurant incorrect, puisque des signataires américains figuraient dans l'article du « Journal of Medical Genetics » et que ce ne sont pas des blocs nationaux mais des conceptions qui s'affrontent. Dans ce commentaire, un responsable de Myriad Genetics prenait acte des limitations du séquençage automatique, mais ajoutait, un brin menaçant, que si Myriad venait à développer aussi une technique permettant d'accéder aux délétions, la société ferait jouer son monopole.
Un frein à la recherche
Quelles en seraient les conséquences ? On en compte au moins quatre. La plus triviale est le coût, puisque Myriad facture 18 000 F un travail qui revient à 5 000 F en France. Au rythme actuel de réalisation des tests génétiques, le surcoût représente 36 MF par an, et ce rythme n'ira qu'en augmentant.
Deuxième problème : la constitution d'une gigantesque banque d'ADN à Salt Lake City, qui mettra la recherche non affiliée en situation d'infériorité - y compris la recherche américaine, d'ailleurs. Qui aura accès à cette banque, qui n'y aura pas accès ? Au passage, la constitution d'une telle banque en territoire mormon n'est pas sans poser quelques questions à tous ceux qui ne trouvent que des avantages à ce que science et médecine restent des affaires laïques.
Troisième problème, la recherche appliquée. Outre le frein pratique mis à la recherche fondamentale, quelle équipe, en effet, ira travailler à l'amélioration du diagnostic si le résultat tombe ipso facto dans l'escarcelle de Myriad ?
Enfin, il en va de l'avenir d'une conception française, et, plus largement, européenne, de la médecine et de la santé publique, fondée sur une prise en charge intégrant recherche biologique, exploration clinique et prise en charge des personnes. Le monopole de Myriad a fait émerger aux Etats-Unis un marché de la génétique, qui tend à dissocier la réalisation du test de la consultation génétique et du suivi des personnes à risque. C'est un modèle dont la mondialisation n'apparaît pas vraiment souhaitable.
Découverte n'est pas invention
En fait, derrière les graves inconvénients du monopole, la question qui se pose est celle de sa légitimité. La paternité de Myriad dans la découverte est tout, sauf évidente. Alors que la prédisposition aux cancers du sein et de l'ovaire était bien connue dans certaines familles, un consortium international avait en effet été constitué pour traquer le gène. C'est ce consortium qui a localisé précisément BRCA1. Naturellement, les données ont été publiées. Et Myriad Genetics est arrivé juste derrière pour séquencer la zone indiquée, ce qui relève pratiquement du travail de routine. En bons tacticiens, ses chercheurs ont attendu, et empoché la mise. Mais il s'en faut de beaucoup qu'ils aient découvert le gène à proprement parler : de ce point de vue, le consortium international a effectué un travail autrement important - et « méritant ». C'est le premier problème, qui touche à la forme.
Il y en a un second, qui va, lui, au fond des choses. Quand bien même Myriad Genetics, ou quiconque, aurait entièrement découvert le gène, il ne s'agirait pas pour autant d'une invention, en principe seule brevetable. On tombe là dans l'ambiguïté coupable de la législation européenne, qui, grâce à une formulation à la limite du jeu de mots, aboutit en fait à permettre le brevetage d'un gène en soi, c'est-à-dire d'une découverte et d'une partie du corps humain, et non d'une invention destinée à servir le corps humain. Et pourquoi pas, demain, des brevets sur le rein ou le système cardio-vasculaire ?
C'est parce qu'il aboutit à cette question de fond que le recours que va déposer l'institut Curie est de la plus haute importance. Il est d'ailleurs suivi de près par de nombreux scientifiques, en particulier ceux qui ont participé au programme Génome Humain, qui sont tous opposés au brevetage des gènes, et pour qui, aujourd'hui, la gifle est grave. Pour l'UNESCO aussi, d'ailleurs, qui avait toujours soutenu ce programme touchant au « patrimoine de l'humanité », et qui doit se demander si la maldonne touche à la notion d'« humanité » ou à celle de « patrimoine ».
La législation européenne en matière de brevet est actuellement contraire au principe d'indisponibilité du corps humain, c'est-à-dire tout simplement contraire aux droits de l'homme. Bien peu s'en sont inquiétés, à l'exception notable de Jean-François Mattei. Tout le monde sait aujourd'hui que l'Europe demande une reprise en main très sérieuse et très urgente, au regard des principes qu'elle affiche. Cette question des brevets pris sur l'homme en tant que tel serait un beau sujet pour des politiques en précampagne.
Des législations ambiguës et contradictoires
Autant furent hautes les intentions proclamées au début des années 1990 quant au non-brevetage des gènes humains, autant la chute est rude. Aux Etats-Unis, les gènes sont brevetables, et bel et bien brevetés, comme en témoigne le droit accordé à Myriad Genetics sur BRCA1. La seule intervention des pouvoirs publics, le NIH (National Institute of Health) en l'occurrence, fut de mettre le holà au brevetage de séquences d'ADN de fonctions inconnues, que Celera Genomics déposait « au kilomètre », dans l'espoir que des gènes d'intérêt y seraient découverts ultérieurement.
En Europe, il semble que l'on maîtrise mieux le double langage. L'interdiction du brevetage des découvertes, par opposition aux inventions, a été maintenue jusqu'en 1998. La législation a alors été révisée, lors d'une séance réunissant un petit nombre de députés, visiblement très en phase avec le lobby industriel. La nouvelle directive réaffirme d'abord que la séquence d'un gène, en tant qu'élément du corps humain, n'est pas brevetable. Mais elle se reprend quelques lignes plus bas, en incluant dans le champ de la brevetabilité toute séquence « isolée par un procédé technique ». Or quelle séquence, pour être analysée, n'est pas isolée par un procédé technique ? C'est au nom de cette directive, scrupuleusement appliquée, que l'Office européen des brevets a accédé aux revendications de Myriad Genetics.
En principe, le texte européen aurait dû être transposé en droit français deux ans plus tard, soit en juillet 2000. Grâce au « coup de gueule » de Jean-François Mattei et de son collègue allemand Wolfgang Wodarg, et aux milliers de signature recueillies sur la pétition des deux députés, cette transposition a été suspendue (« le Quotidien » du 26 mai et du 15 juin 2000). Cette initiative avait en outre reçu le soutien d'un certain nombre de parlementaires européens, de la Ligue des droits de l'homme, de l'Ordre des médecins, de La Croix-Rouge française, du Comité national d'éthique, de Greenpeace et de la Confédération paysanne, entre autres.
A ce jour, la France et quelques autres pays européens conservent donc leur législation propre, laquelle interdit normalement le brevetage des découvertes. On en est là. Et tant que la contradiction n'est pas résolue, on se demande quel texte doit s'appliquer. Le recours déposé par l'Institut Curie pourrait forcer les choses à bouger.
Ce qui est brevetable
Le dossier constitué par l'Institut Curie comporte un bon exemple de ce qui est brevetable et de ce qui ne devrait pas l'être. Le test utilisé pour détecter la délétion dans BRCA1, développé par Aaron Bensimon à l'Institut Pasteur, a, lui, été dûment breveté. Mais ce test est une technique, qui résulte à l'évidence d'un travail inventif, et qui justifie des droits, contrairement au « matériau » génique humain sur lequel il est mis en uvre.
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