De notre correspondante
Cet homme en combinaison et cagoule oranges, bardé de capteurs, est peut-être un mannequin, peut-être un « sujet d'anatomie » dont l'anonymat sera de toute façon scrupuleusement respecté.
Assis au volant d'une voiture de construction française, il va être précipité contre un mur, à 45 km/h (vitesse limitée pour des raisons éthiques) s'il s'agit d'un corps « légué à la science » par son propriétaire, beaucoup plus vite s'il s'agit d'un mannequin. Il peut aussi jouer le rôle du passager avant ou arrière, ou du piéton devant la voiture, ce qui permet d'observer sa trajectoire et de noter les parties qui seront les plus touchées. Ici, le véhicule peut aussi faire des tonneaux ou recevoir des chocs latéraux. Chaque fois, les capteurs mesureront la force du choc. Dans le cas d'un corps humain, la radio et l'autopsie par un chirurgien dans une salle voisine apporteront de précieux renseignements sur les organes lésés.
Les normes UTAC (Union technique de l'automobile et du cycle), qui imposent leur certificat au constructeur avant toute commercialisation, reposent seulement sur un crash-test réalisé avec un mannequin, en choc frontal, contre un mur à 50 km/h. « Mais qu'en est-il à la vitesse de 130 ou 150 km/h à laquelle peuvent rouler même les plus petites cylindrées », interroge le Pr Christian Brunet, directeur du Laboratoire de biomécanique appliquée de Marseille. « Nous, médecins, nous voulons savoir de façon précise quel accident engendre quelle lésion et quelles en sont les conséquences », souligne-t-il.
Chef du service de chirurgie interne recevant les urgences (l'hôpital Nord est l'un des plus gros centres de traumatologie d'Europe), il observe depuis vingt-cinq ans, scalpel à la main, les conséquences des accidents de la route : « Beaucoup de sujets jeunes présentent des lésions extrêmement graves que l'on doit réparer. C'est pour cela que j'ai voulu passer en début de chaîne pour améliorer la sécurité des automobilistes, des motards et des piétons », dit-il, en se réjouissant de la médicalisation progressive de la recherche en matière d'accidentologie. « Au début, les ingénieurs qui avaient conçu un prototype claquaient la porte des réunions : ils refusaient que l'on modifie quoi que ce soit à "leur" voiture », se rappelle-t-il. Mais il y a vingt-deux ans, le laboratoire de Marseille a commencé à démontrer de façon scientifique que les pare-chocs chromés étaient « des lames de couteau qui causaient sur les piétons des lésions ostéo-ligamentaires bien plus difficiles à réparer que les fractures ». D'où la conception des pare-chocs actuels, dont le tablier déformable absorbe une partie du choc. Le même laboratoire a démontré que les roues de secours solidaires du châssis et enfermées dans le coffre avant se comportaient comme « des poinçons dans le crâne du piéton », à travers le capot. Elles sont maintenant passées à l'arrière. En outre, il a été démontré scientifiquement qu'il fallait modifier les pare-brise en remplaçant l'entourage métallique saillant par un joint de caoutchouc et escamoter le talon de l'essuie-glace en relevant le bord du capot, afin de limiter les blessures du piéton « chargé » sur ledit capot (on a prouvé d'ailleurs que mieux valait le charger que l'écraser).
L'étude des corps assis
Mais pour tous ces essais, un mannequin à la tête vide, même muni de capteurs de plus en plus précis, ne suffisait pas. Comme l'explique le Pr Brunet, seule l'utilisation de corps humains et leur autopsie a permis de mettre en évidence les lésions causées dans les différents types d'accidents et d'apporter des améliorations à apporter aux voitures. Le laboratoire marseillais a donc pu se spécialiser dans les sujets d'anatomie en position assise, ce qui présente un grand intérêt dans une société où l'homme est de plus en plus souvent assis : « Depuis les origines de l'anatomie, on a toujours effectué les dissections de corps couchés. Or les effets de la gravitation définissent des positions différentes des viscères, de la colonne vertébrale et donc des gros vaisseaux », souligne le Pr Brunet.
Totalement indépendant des constructeurs automobiles, son laboratoire est une unité mixte de recherche liée à la fois à la faculté de médecine et à l'Institut national de recherche sur les transports et leur sécurité (INRETS), organisme d'Etat pourvu d'un statut comparable à celui de l'INSERM. C'est pour cet organisme et souvent à la demande du ministère des Transports que sont menées la plupart des études du laboratoire. Etant le seul, avec le laboratoire de biomécanique de Lyon, qui soit autorisé à utiliser des corps humains, il reçoit aussi des demandes des constructeurs qui ne peuvent réaliser de tels essais dans leurs propres laboratoires. Le laboratoire de Marseille n'est pas autorisé à recevoir un paiement. Il est seulement remboursé de ses frais et reçoit parfois une dotation en matériel. Les résultats des tests sont confidentiels.
Lieu de sépulture provisoire
Le recours aux « sujets d'anatomie » est très strictement encadré par la loi : un juge d'instruction doit autoriser le transport du corps avant et après son utilisation, et les tests ne peuvent avoir lieu que dans l'enceinte de la faculté de médecine, considérée dans ce cas comme « lieu de sépulture provisoire ». Une surface de 800 m2 est mobilisée dans la faculté Nord. Le corps, non restitué à la famille, est ensuite incinéré et les cendres déposées au cimetière du village de Cabriès, proche de Marseille, sous une stèle réservée à ceux qui ont fait don de leur corps à la recherche ou à l'enseignement. Outre ces contraintes, l'utilisation de sujets d'anatomie se heurte à leur rareté : 90 % des corps disponibles sont utilisés pour la formation des médecins, des chirurgiens notamment, et les tests d'accidents avec sujets d'anatomie, qui demandent par ailleurs de trois à quatre semaines de préparation, ne sont pas aussi nombreux que le souhaiteraient les chercheurs. D'où l'abandon progressif de ces tests humains qui ont beaucoup fait progresser l'accidentologie, mais qui peuvent maintenant être remplacés par des mannequins performants, munis notamment de quelque 200 capteurs.
Le virtuel plus vrai que le réel
Toutefois, les supermannequins eux-mêmes vont être prochainement dépassés par un autre objet de recherche mené par le laboratoire marseillais. Humos 1 et, tout récemment, Humos 2 ont vu le jour sur les écrans d'ordinateur, selon un projet arrêté et soutenu financièrement par la commission de recherche de Bruxelles. Il s'agit d'un mannequin virtuel assis, plus « vrai » encore que les corps précédemment utilisés, puisque sa dernière mouture intègre même les contractions musculaires développées en fonction des mouvements. Pour y parvenir, il a fallu congeler puis découper un corps humain pour réaliser plus de 600 dessins en coupe qui, ajoutés aux milliers de dessins de contours d'organes et de vaisseaux, ont permis à l'ordinateur de recréer un « empilage » d'homme en trois dimensions. Une modélisation sur ordinateur a ensuite consisté à appliquer autour de chaque organe une sorte de filet dont les mailles présentent 53 000 nuds dont les valeurs morphologiques et biomécaniques évoluent en fonction du comportement et, notamment, de l'impact d'un accident. Les chercheurs modélisent maintenant la circulation du sang pour l'intégrer au personnage virtuel et peaufinent les méninges et leur liquide, susceptible d'absorber une partie des chocs. « L'homme virtuel dans une voiture virtuelle » pourra varier de taille, de poids, de sexe, d'âge, être testé dans toutes les configurations et autant de fois qu'on le désire, au fur et à mesure que l'on aura modifié, par exemple, les éléments de la boîte à gants susceptibles de causer une plaie au foie, comme l'explique le Pr Brunet. Il espère bien faire changer les normes des véhicules et diminuer le nombre de victimes.
Des tests pour les prothèses
L'homme virtuel tel que l'a créé le Laboratoire de biomécanique appliquée de Marseille pour les besoins de la recherche en accidentologie est utilisable à d'autres fins médicales. Des médecins et chercheurs sont en train de créer des prothèses virtuelles correspondant à la morphologie précise d'un patient et les testeront... virtuellement pour anticiper l'évolution de la prothèse, les points d'usure particuliers à chaque patient. De cette manière, sera créée la prothèse réelle la plus adaptée.
A Marseille, le Dr Patrick Tropiano, chirurgien orthopédiste qui met actuellement au point un disque intervertébral artificiel pour remplacer les disques tassés, va commencer à le tester sur l'homme virtuel.
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