> La santé en librairie
LA VIE est rarement simple. Certaines trajectoires sont même particulièrement compliquées. Exemple : sa mère est polonaise et catholique, son père est algérien et musulman, il a passé son enfance dans le Sentier, à Paris, se destinait à la chirurgie ORL, se consacre finalement à la psychanalyse. Qui est-il ? La réponse est aussi complexe que la question le laissait entrevoir : Ali Magoudi, alias Oreste Saint-Drôme (on se souvient de « Comment choisir son psychanalyste »), ex-chirurgien et psychanalyste heureux, polyglotte, hyperactif, amateur de l'Oulipo, écrivain engagé, marié à une Allemande, père d'un fils nommé Théo. Quel chemin l'a mené jusque-là ? Celui du passage sur le divan pour une psychanalyse qu'il imaginait « minute » et qui durera bien sûr plusieurs années.
« Le Monde d'Ali » raconte cette aventure personnelle sans retour mais pleine d'inattendu. Pourquoi l'ex-chirurgien devenu psychanalyste propose-t-il le récit de cette découverte qui a transformé sa vie ? Parce que « la psychanalyse est menacée dans son existence et sa transmission. Il m'est apparu qu'il y avait pour moi une urgence, empêcher sa disparition. Rien que ça », explique-t-il en préambule. Et comme le seul moyen de parler d'une psychanalyse, c'est d'évoquer la sienne, poursuit-il, « je présenterai les remaniements existentiels produits par ma cure et les multiples tours discernés (par moi-même ou mon analyste) pour démêler la pelote (...) Donner à savoir qu'un autre possible est possible ». Et pour notre plus grand plaisir, Ali Magoudi raconte comment il a réussi à démêler un tricot névrotique dont il ignorait l'existence.
Nul symptôme désagréable ou handicapant dont il ait en tout cas conscience pour inciter le futur et brillant chirurgien à faire cette démarche ; plutôt une grande curiosité, le souhait de bifurquer vers une carrière médicale plus ouverte sur la culture en général. La psychiatrie par exemple ! Quel hasard ! En bon élève, avide de comprendre, il estime alors « utile d'explorer les dessous de cette affaire », annonce-t-il à un psychanalyste coi, comme il se doit. Une dizaine d'années sur le divan lui ouvriront les yeux sur des trésors aussi inattendus que palpitants. Sans tricher, pudiquement, mais sans vanité, il raconte les différentes phases de cette aventure, sa naïveté des débuts, ses phases « d'expansion narcissique », les facettes pas toujours roses du transfert, ses découvertes et ses surprises, ses jeux avec les mots, qui font rire ou donner à réfléchir.
Ne nous méprenons pas, explique-t-il, une fois décloué le panneau « inhibition à tous les étages », la psychanalyse n'est pas faite pour subtiliser les symptômes ; loin s'en faut. « Je ne voudrais pas effrayer les postulants potentiels à l'analyse. Par honnêteté intellectuelle, je dois simplement l'avouer : non seulement la psychanalyse révèle des symptômes ignorés de soi, mais elle vous en colle de nouveaux, particulièrement carabinés. » Avis aux amateurs...
Ce récit (expurgé) de la découverte de l'inconscient n'ennuie pas le lecteur par un nombrilisme excessif, ne cherche pas à donner de leçon et réussit à être instructif et distrayant. Il est plus convaincant que bien des leçons données ces derniers temps par des psychanalystes dogmatiques et sans humour.
Du rififi sur le divan.
« Tintouin chez le psychanalyste » est un titre qui tombe à pic par les temps qui courent ! Serge Tisseron, lui aussi psychanalyste, spécialiste de l'image et de leur impact sur notre vie (« l'Intimité surexposée », « les Bienfaits des images » et bien d'autres essais), de la bande dessinée (« Tintin chez le psychanalyste »), se révèle aussi un habile dessinateur. Son dernier recueil met en scène six personnages allongés sur le divan, à la recherche de leur inconscient, bien sûr, et qui sont aussi désopilants que désespérants. L'inconscient à livre ouvert pour rire de notre monde, de nous-mêmes analysés, analysants ou simples spectateurs. Le regard à la fois impitoyable et tolérant d'un psychanalyste, qui, lui non plus, ne manque pas d'humour et qui connaît les deux côtés du divan !
Exemple de saynète : « J'ai rêvé de vous cette nuit. C'était torride. J'étais nu sur le divan », raconte un analysant à son psychanalyste. Contrairement à d'habitude, « vous disiez quelque chose... qui m'excitait terriblement, mais je ne m'en souviens pas bien », poursuit-il. « Je ne suis pas là pour satisfaire vos fantasmes sexuels », répond sèchement le psychanalyste (qu'on ne voit pas). « Ah oui, c'était exactement ça », s'écrie l'analysant, cramoisi par l'excitation ! Tintouin chez le psychanalyste ou rififi sous les crânes en couleurs et sur papier glacé. A lire assis.
Argan est déprimé.
On l'aura compris. Point n'est besoin d'être malade pour aller chez le psychanalyste. Ou chez le psychiatre. Michel Lejoyeux le déplore : « Que cache la folie psy généralisée saisissant notre époque ? Que vient réparer la tendance contemporaine à l'hypocondrie psychique ? », se demande-t-il. Dans une société imprégnée du langage psy où le recours à la psychologie est permanent, où le langage médical psychiatrique envahit notre quotidien, du « moral des ménages » à la « psychose collective » de l'attentat en passant par la dépression économique, et les psychiatres nos écrans de télévision, Argan a changé d'obsession : il ne craint plus les microbes mais l'anxiété, la dépression ou l'anorexie. Cette mode et cette contamination ne sont pas sans danger, estime ce psychiatre : « Soigner la névrose que l'on a pas, s'échiner sur des exercices de bonne humeur ou de relaxation inutiles est un moyen très sûr de tomber dans une angoisse réelle. » Avec Olga, l'hypocondriaque, Richard, le collectionneur de psychiatres, dépendant imaginaire des thérapeutes mais vrai forcené de la maîtrise de lui-même, et Stéphanie, qui se protège de tout et de tout le monde, Michel Lejoyeux analyse avec inquiétude et pertinence cette utopie moderne du bonheur.
Le besoin exagéré de thérapie procède de la démarche de consommation forcenée et induite de notre société. De même que la publicité crée habilement un manque artificiel pour nous inciter à acheter ce dont nous n'avons pas besoin, les menaces de maladies brandies quotidiennement par notre environnement médiatique poussent les plus fragiles à céder et à croire qu'ils sont malades. La demande provoque l'offre - à moins que cela ne soit l'inverse - et les Diafoirus et Knock des temps modernes se multiplient pour satisfaire cette clientèle croissante, explique-t-il. Les valeurs collectives (famille, religion, engagements politiques) sont des contre-poids insuffisants pour lutter contre l'idéologie de la santé parfaite et l'utopie du bonheur. Retrouvons un peu de liberté, y compris celle de souffrir parfois, un peu de goût pour la révolte et l'imprévoyance, nous ne nous en porterons que mieux. Cette médicalisation systématique de l'émotion va de pair avec une culture du soin systématique où le psychothérapeute devient l'interlocuteur obligé à la moindre difficulté existentielle. Méfions-nous de la dictature de la psychologie et de la psychiatrie, semble-t-il nous dire ; tyrannie qui peut se cacher sous le masque de l'idéologie de la liberté individuelle. « Le tour de force de la sagesse ne consiste pas à convertir la douleur en plaisir, ce qui serait une supercherie, mais à séparer Sentir et Ressentir... La douleur ne fait pas mal au sage », a écrit Vladimir Jankélévitch cité par le Pr Lejoyeux.
« Le Monde d'Ali », Ali Magoudi, Albin Michel, 170 pages, 14 euros.
« Tintouin chez le psychanalyste », Serge Tisseron, 68 pages, 12 euros.
« Le Nouveau Malade imaginaire. L'utopie du bonheur parfait », Michel Lejoyeux, Hachette Littératures, 213 pages, 17 euros.
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