NOUS AVONS DÉCOUVERT, à l’occasion de sa disparition, que Raymond Devos n’était point belge, mais bel et bien français. Sa patrie était le langage, la langue française, dont il a exploré les coïncidences avec tant de pertinence qu’il a bâti autour des mots, parfois les plus simples, un délire littéraire à la fois hilarant et angoissant : car il nous faisait pénétrer dans des labyrinthes sémantiques d’où nous ne savions pas ou ne voulions plus sortir. Saluons ici ce mot merveilleux de Claude Hagège qui, bavardant avec Devos sur le plateau de Bernard Pivot, lui dit : «Vous êtes un prince en rire.»
On suppose que Raymond Devos n’est entré dans son univers ubuesque que parce qu’il devait gagner sa vie. Il devait faire rire ; et il a découvert que ce qu’il y a de plus drôle dans le comique, c’est le mot lui-même. Un peu comme s’il était arrivé à l’âge adulte d’une autre planète, qu’il s’était mis au français et que toutes les bizarreries de notre langage lui étaient apparues dans leur complexité et leur absence de logique, par opposition à tous ceux qui ont appris à lire à l’école et auxquels on a expliqué sagement qu’un mot peut avoir plusieurs sens à ne pas confondre.
RAYMOND DEVOS A INVENTÉ UN MONDE QUI N'APPARTIENT QU' À LUI
Au-delà du calembour.
C’est la confusion, entre Caen et quand, entre Sète et sept, entre l’ouïe et le oui que Devos a magistralement rétablie pour la joie de ses spectateurs et auditeurs. En même temps, et bien qu’il fût à la fois acteur, clown et standing comedian, il a poursuivi son voyage bien au-delà du calembour pour atteindre, à travers des couches épaisses de mots, cette contrée de la folie, de l’absurde ou de l’incohérence où nous avaient déjà conviés des auteurs que l’on croyait plus savants que lui, Pirandello par exemple.
Devos, c’est un retourneur de la réalité comme on dit de quelqu’un qu’il retourne sa veste : c’est la doublure qui compte, pas le tissu. C’est le rêve, pas la réalité. Le caché, pas l’apparent. Si l’on examine attentivement ce qu’il disait sur scène, on comprend vite que cet homme-là est un écrivain, ou plutôt un poète, qui vaut, bien entendu, d’être publié sous la forme écrite. Il représente le cas très particulier d’un artiste dont le jeu est le premier savoir, mais à qui le jeu ouvre la voie du texte. Pour s’agiter sur scène, il lui fallait des mots. Il les a écrits.
Un obèse plus léger que l’air.
Tandis que cet obèse affranchi de la gravitation universelle s’envolait presque de la scène, Montgolfière humaine plus légère que l’air, il nous prenait par la main et nous tirait, comme autant de cerfs- volants, vers son univers onirique. Il n’était pas rare que, après avoir bien ri, le public rendît un hommage silencieux au poète lancé dans la lente et douce narration d’un rêve où il donnait la mesure de son imagination. Devos a inventé un monde qui n’appartient qu’à lui, où des personnages pleins de bonne volonté sont plongés à vie dans la perplexité. Leur feinte incapacité à découvrir les clefs qui ouvriraient les portes du rationnel les maintient en marge, dans un monde second où «se coucher tard nuit» et où «quand on a tort, on a ses raisons».
Les formidables tours de prestidigitation qu’il a accomplis avec les mots le placent très au-dessus de comiques que l’on a plus encensés que lui et auxquels on a pardonné d’emblée l’énorme vulgarité. Non seulement Devos, diamétralement opposé au vulgaire, était un aristocrate du langage, mais il se servait du rire pour nous faire réfléchir. Peut-être n’aimerait-il pas que nous lui accordions tant d’importance et rappellerait-il qu’il descend du clown. Il n’empêche que l’on enseigne Devos dans les écoles et que l’on fait bien. Nous sommes dans cette société où le borborygme est roi, où la meilleure blague de la télévision ne peut être que salace, où le langage est dépecé, bafoué, violé, écartelé, écrabouillé. Non seulement Devos l’a protégé, restauré, exalté, non seulement il en a fait, plus qu’une langue, une musique, mais il ne nous a jamais raconté que des choses du coeur et de l’âme, avec une voix d’une douceur surprenante dès lors qu’elle provenait d’un corps aussi lourd, dans un paysage de coton où on ne prenait jamais un coup et où la gestuelle se faisait au ralenti.
Pas l’heure dans l’Eure.
C’est peu dire qu’aujourd’hui l’art comique est d’abord agressif et que le spectateur en est la première victime. Il suffit d’entendre les humoristes « dans le vent », qui ne peuvent gagner leur vie qu’en assassinant littéralement quelques célébrités ; ou de lire le livret du rap, si l’on ose dire, qui est le nec plus ultra de la violence quotidienne. Devos n’aurait été que clown ou comique qu’il nous aurait déjà vengés de tous ses successeurs qui, non sans prétention, se réclament de lui. Mais lui n’a jamais vu dans la vie que la douceur de vivre ; et cette douceur est déjà empoisonnée : inutile d’entrer en conflit avec qui que ce soit ; nous sommes de toute façon accablés par le fardeau des relations sociales. Le héros type de Devos est un homme timide, poli, civique, mais qui a des principes. Il aime bien discuter ; et si vous lui dites que ce n’est pas l’heure dans l’Eure, vous comprendrez qu’il soit saisi d’une forte angoisse existentielle.
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