« LA NORMALITÉ est une catégorisation du normal et l’expression, à un moment donné, d’une norme ». C’est en résumant les grandes lignes de la première journée des débats consacrés au concept de « normalité » que le président du Comité Consultatif National d’Éthique (CCNE), Alain Grimfeld, a ouvert la porte à une seconde session visant à dégager plusieurs réflexions à visée prospective. En regard du développement actuel des technosciences et de leurs implications sur tous les champs du vivant, le questionnement éthique ne peut désormais s’affranchir d’une exploration pragmatique des futurs possibles et d’une interrogation sur ses capacités à pouvoir penser la normalité dans un environnement réputé « hors norme ».
Instabilité naturelle de la normalité.
Grandes pourvoyeuses de questions d’ordre éthique, les sciences qui plongent au cœur de l’ADN des systèmes qu’elles observent et manipulent sont souvent entourées d’un nuage sulfureux. À ceux qui n’hésitent pas à pointer du doigt ces « apprentis sorciers » prompts à créer des « monstres », Jean Weissenbach n’hésite pas à répondre que la nature, elle, « ne se gène pas pour créer des monstres ». Pour ce spécialiste de la biologie synthétique et directeur du génoscope, dans tout système biologique, « le normal est ce qui est retenu par l’évolution et donc ce que la sélection n’a pas impitoyablement éliminé et qui se maintient dans un univers darwinien ».
Dans la nature, la norme serait donc la capacité de survivre et de se perpétuer. Les conditions de vie étant fluctuantes et le processus reproductif introduisant des éléments de variation de génération en génération, J. Weissenbach rappelle donc que « dans un système biologique, le normal n’est pas stable » et que la nature ne peut donc servir de référence, « ni pour fixer une norme, ni pour guider une pratique, ni pour l’interdire ». L’occasion pour lui de rappeler que les mutations du génome sont précisément la norme de ces systèmes qui introduisent de la diversité pour faire face aux fluctuations naturelles. Conclusion du biologiste qui insiste sur le devoir de vigilance, mais qui refuse ce climat de peur irrationnel : « Les OGM ne sont pas des objets contre-nature ».
Être normalement malade.
Si l’instabilité est donc l’une des caractéristiques fondamentales des normes naturelles qui se redéfinissent incessamment, les normes humaines sont également affectées par ce processus de remise en perspective permanente. Ainsi, Albert Weale, Président du Comité Nuffield de Bioéthique, l’homologue britannique du CCNE, rappelle que la norme dans le domaine de la santé n’échappe pas à cette dynamique. Selon lui, la définition émise en 1948 par l’OMS de la santé comme « un état de complet bien-être physique, mental et social [qui] ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité » se heurte désormais aux progrès de la médecine. Si « être malade, c’est souffrir d’une perte de fonctionnement normal », les évolutions scientifiques et techniques ainsi que leurs applications dans le combat de l’homme contre les maladies ont peu à peu changé la donne.
Désormais, l’allongement continu de l’espérance de vie a pour corollaire une fréquence largement augmentée des maladies chroniques au sein de la population générale. « Être en bonne santé » se définirait donc aujourd’hui par le fait de « vivre normalement avec les maladies pendant toute la durée de sa vie ». On sent bien ici ce qu’implique ce changement de paradigme. Si être malade relève au final de la normalité de l’expérience humaine, au sens physiologique du terme, l’anormalité procède donc plus de la perception sociale de la maladie. Les normes médicales s’étant ainsi peu à peu déplacées au gré des progrès scientifiques, leur acceptation ne dépend désormais plus que de changements sociaux prêts à reconnaître cette nouvelle normalité.
Nouvelles normalités.
Cette distinction fondamentale entre norme vitale et norme sociale, la philosophe Anne Fagot-Largeault la rappelle lorsqu’elle se réfère à Georges Canguilhem pour qui « la normativité est quelque chose de profondément enraciné dans les espèces vivantes », au contraire de la société « qui n’est pas un grand organisme ». Selon lui, cette dernière n’a pas d’idée spontanée de ce qui pourrait la réguler et elle doit donc organiser ou normaliser par des procédures rationnelles qui sont lentes et pas toujours pertinentes. Son incapacité à réagir immédiatement, comme le ferait tout corps biologique, expliquerait donc en partie ses difficultés à saisir clairement les enjeux proposés par les technosciences.
Alors que certains ont ouvertement exprimé leur souhait d’abandonner l’ontologie au profit d’une nouvelle espèce - « l’homme augmenté » - issue d’une évolution darwinienne qui utiliserait tous les moyens que la science met à notre disposition, d’autres s’affolent. Cette promesse, portée par un « transhumanisme » qu’A. Fagot-Largeault tient à démarquer de toute volonté d’eugénisme, fait naître beaucoup de fantasmes et entraine une demande accrue de nouvelles normes régulatrices et protectrices. De nouvelles normes donc, pour empêcher ou tempérer ces nouvelles normalités.
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