CHEZ LE PATIENT insuffisant rénal, l'anémie est un facteur de risque cardio-vasculaire surajouté qui amplifie les facteurs de risque traditionnels telles l'hypercholestérolémie ou l'HTA. Elle est impliquée dans le développement de l'hypertrophie cardiaque et de l'insuffisance cardiaque (IC) et contribue à majorer l'expression de la coronaropathie et de l'artériopathie périphérique. Le bénéfice du traitement est actuellement parfaitement établi, tant au plan fonctionnel qu'au plan organique. Depuis l'introduction de l'érythropoïétine recombinante humaine, puis des différents agents stimulant l'érythropoïèse (ASE) dans les années 1980, différents niveaux de correction de l'anémie ont successivement été proposés : initialement, l'objectif thérapeutique fut de remonter le taux d'Hb entre 10 et 11 g/dl ; puis, secondairement, il est apparu préférable de fixer l'objectif entre 11 et 13 g/dl ; et plus récemment, finalement, la question s'est posée de savoir s'il y avait un bénéfice à normaliser l'anémie en visant un taux d'Hb compris entre 13 et 14 g/dl. Deux études, l'une américaine, CHOIR, et l'autre européenne, CREATE, ont été conduites chez des patients insuffisants rénaux chroniques avancés, mais non dialysés, pour tenter de répondre à cette question. Leurs résultats ont été publiés en novembre 2006 dans le « New England Journal of Medicine ».
L'étude CHOIR (1) (Correction of Anemia with Epoetin Alfa in Chronic Kidney Disease) a inclus 1 432 patients atteints d'IRC avec une anémie, randomisés en deux groupes : dans l'un, l'objectif était de ramener le taux d'Hb à 13,5 g/dl ; dans l'autre, l'objectif visait un taux d'Hb de 11,3 g/dl. L'essai a duré seize mois. Le critère principal était le nombre total d'événements : décès, infarctus du myocarde, hospitalisation pour IC et AVC.
L'étude CREATE (2) (Normalization of Hemoglobin Level in Patients with Chronic Kidney Disease and Anemia) a inclus 603 patients avec une IRC, randomisés en deux groupes : dans le premier, l'objectif thérapeutique était fixé entre 13 et 15 g/dl et, dans l'autre, entre 10,5 et 11,5 g/dl. L'étude a duré trois ans. Le critère principal était la somme de huit événements cardio-vasculaires ; la progression de l'HVG, l'évolution des scores de qualité de vie et la progression de l'IRC étaient des critères secondaires.
«Les résultats de ces deux études n'ont pas été ceux espérés, notamment sur le critère principal», a indiqué le Pr Bernard Canaud. En effet, l'étude européenne n'a pas montré de bénéfice (sur la somme des événements cardio-vasculaires et les décès) à normaliser les taux d'hémoglobine ; alors que l'essai américain a noté davantage d'événements cardio-vasculaires dans le groupe hémoglobine normalisée que dans le groupe hémoglobine partiellement corrigé : 125 événements cardio-vasculaires dans le groupe Hb 13,5 g/dl et 97 dans le groupe Hb 11,3 g/dl (RR = 1,34 p = 0,03). Par ailleurs, dans l'étude européenne CREATE, les auteurs n'ont pas noté d'effet (positif ou négatif) du niveau de correction de l'anémie sur la progression de l'IR. Quant à la qualité de vie, elle était très nettement améliorée par la normalisation de l'Hb dans l'étude européenne (les scores étaient doublés) et elle était ni améliorée ni aggravée dans l'étude américaine.
Une modification des recommandations.
«À partir des résultats de ces deux études, les agences internationales de régulation des médicaments, FDA, l'EMEA et l'AFSSAPS ont modifié leurs recommandations et fixé des objectif d'Hb cible à atteindre compris entre 11 et 12g/dl et non plus entre 11 et 13g/dl, cela pour tous les patients en IRC et ce quel que soit le stade de leur maladie et les modalités de traitement.» Le Pr Canaud souligne cependant plusieurs limites à la généralisation de ces résultats. «Ces études portaient sur des populations ciblées d'insuffisants rénaux excluant par exemple les patients porteurs de pathologies cardio-vasculaires symptomatiques ou ceux dialysés. Si bien que les conclusions de ces études apparaissent difficilement transposables à l'ensemble des patients insuffisants rénaux. En hémodialyse, par exemple, il existe de fortes variations pondérales liées à l'ultrafiltration qui affectent les taux d'Hb. Ces fluctuations d'Hb sont d'autant plus marquées que les pertes de poids perdialytiques sont importantes, si bien que cet élément doit être pris en compte dans la cible optimale d'Hb fixée et mesurée par convention avant dialyse. Par ailleurs, certains patients présentent des pathologies associées lourdes comme l'insuffisance coronaire, l'IC ou même une artériopathie périphérique. Dans ces cas, le niveau optimal d'Hb doit être établi individuellement et adapté à la situation clinique du patient, de sorte que la symptomatologie fonctionnelle est réduite et que sa qualité de vie s'en trouve améliorée. Les patients, qui représentent le quotidien des néphrologues, ont été soigneusement exclus de ces études, si bien que leurs spécificités n'ont pas été étudiées. Enfin, on peut s'interroger sur les différences de doses d'EPO utilisées dans ces deux études pour obtenir un même niveau de correction de l'anémie. Les doses d'EPO nécessaires pour normaliser l'anémie étaient en moyenne deux fois moins importantes dans CREATE (étude européenne) que dans CHOIR (étude américaine)(de 6 000 à 8 000 unités par semaine en Europe et de 12 000 à 15 000 aux États-Unis). Cela témoigne d'une résistance majeure à l'action de l'EPO dans l'étude CHOIR (probablement favorisée par un état inflammatoire, une HTA plus sévère, un nombre et des doses plus importantes d'antihypertenseurs et/ou l'existence de comorbidités différentes notamment diabétiques). Il est intéressant de souligner que cette résistance à l'EPO est en elle-même un facteur de gravité important, qui est associé à une majoration du risque de morbi mortalité cardio-vasculaire, comme cela a été montré chez des patients hémodialysés.»
Un choix au cas par cas.
«L'ensemble de ces résultats doit nous inciter à ne pas transposer et appliquer de façon aveugle et rigide les recommandations issues de ces deux études à tous les patients insuffisants rénaux», a conclu le Pr Canaud qui plaide pour une plus grande flexibilité dans le choix de la cible d'Hb à atteindre et pour une cible individualisée et variable dans le temps.
À ce jour, on peut affirmer que le seuil minimum d'Hb au-dessous duquel il ne faut pas descendre est de 11 g/dl ; en revanche, le seuil maximal qu'il ne faut pas dépasser ne l'est pas, mais 13 g/dl reste néanmoins une bonne option. La cible optimale d'Hb doit tenir compte à la fois des symptômes rapportés par le patient face à une hémoglobinémie trop basse et du risque cardiaque et surtout vasculaire lié à une hémoglobinémie trop haute. Il serait utile d'initier de nouvelles études incluant des patients dialysés et des patients à haut risque cardio-vasculaire pour faire avancer le débat.
* D'après un entretien avec le Pr Bernard Canaud, service de néphrologie, hôpital Lapeyronie, CHU, Montpellier.
(1) Ajay K, Singh et coll. Correction of Anemia with Epoetin Alfa in Chronic Kidney Disease. N Engl J of Med 355 ; 20 november 16,2006,2085-98.
(2) Tilman B, Drüeke et coll. Normalization of Hemoglobin Level in Patients with Chronic Kidney Disease and Anemia N Engl J of Med 355 ; 20 november 16,2006,2071-84.
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