Quand la résilience obtient la médaille de la résistance

Publié le 26/01/2003
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La santé en librairie

« En Occident, un enfant sur quatre aura connu, avant l'âge de 10 ans, la terrible expérience de la déchirure traumatique. A la fin de son existence, un adulte sur deux aura subi cette brisure et finira sa vie cassé par le traumatisme... ou l'ayant transformé », affirme le psychiatre éthologue. Que faire pour favoriser cette résistance au choc, cette utilisation du malheur comme carburant du bonheur ? Comment éviter que l'adolescence, période de crise, ne provoque la chute de ceux qui étaient jusque-là en équilibre précaire ?

Les adolescents de nos sociétés occidentales se perdent dans des conduites à risque, la violence des enfants des rues nous dépasse, les parents sont parfois si vulnérables et immatures que les enfants les prennent en charge (enfants adultistes). Pourtant, tout n'est pas perdu à condition que nous sachions offrir le matériau qui permettra de « tricoter la résilience ». Il est beaucoup question de travail de couture chez Boris Cyrulnik. Peu importent la couleur du fil et la nature du point, du moment que le surjet est de qualité et qu'il crée un lien solide, base de la résilience : l'imaginaire, la créativité, le combat, la relation humaine, l'attachement constituent le fond de la mercerie. Puisqu'on ne peut en effet parler de résilience que s'il y a « une déchirure raccommodée ».
Hans Christian Andersen, né dans la prostitution, la folie et la mort de ses parents, sera sauvé par le rêve et la création littéraire, et écrira : « Ma vie est un beau conte de fées riche et heureux. » Charles Dickens semble avoir eu un parcours comparable. Maria Callas, Jorge Semprun, Eric Von Stroheim, Niki de Saint-Phalle, Barbara, Joanne Rowling (l'auteur d'Harry Potter), et bien d'autres anonymes ont pu et su utiliser leur imaginaire et leur créativité pour échapper à leurs traumatismes d'enfance.
A l'inverse, Jean-Claude Romand, lui, rêvera sa vie de manière dévastatrice en plongeant dans la mythomanie et en finissant par tuer femme et enfants. « Cette défense terrifiante aurait pu évoluer différemment. La preuve c'est qu'il a été guéri par le procès », dit Cyrulnik. Romand, pour lutter contre le vide intérieur, a inventé sa vie, mais on ne peut faire du rêve une passerelle de résilience, estime l'auteur, que « si la culture dispose autour du rêveur éveillé quelques lieux de travail et surtout de rencontres. C'est la prison qui a offert ce lieu à Romand ». Hors ces lieux sinistres, quels havres de résilience pouvons nous proposer ?

Des liens et du sens

Errer sans but et sans rêverie nous soumet à l'immédiat. Le lien (aimer), la fonction (travailler) et le sens (historiser) sont les trois conditions essentielles à la résolution d'un traumatisme. Encore faut-il, pour aider les enfants perdus à trouver un sens à leur vie, que la nôtre en ait un. En deux générations et une cinquantaine d'années, nous avons bouleversé la condition humaine par l'acquisition d'une connaissance abstraite jamais égalée. Cette connaissance a créé un monde virtuel, une nouvelle planète « où nous avons emmené nos enfants sans savoir comment ils allaient s'y développer ». Trop souvent, ni la famille (élargie mais éclatée), ni l'école ne savent être des « tuteurs de résilience ». L'enfant qui n'a pas acquis une sécurité affective suffisante lorsqu'il entre à l'école à 6 ans s'exercera sans tuteur aux rapports de domination « où celui qui a le malheur d'aimer est perdu alors que celui qui combat l'affection se sent dominateur et protégé (...) , tout cela provoque la naissance d'une culture d'enfants qui échappe au façonnement des proches et les abandonne aux adultes qui les manipulent dans l'ombre pour en faire le jouet du marché ou la proie des idéologues. Ces enfants, si rebelles contre leurs éducateurs, se laissent gouverner par des directeurs de grande surface et les slogans de partis extrêmes ».
Ces enfants-là ne sont pourtant pas parmi les moins chanceux : Boris Cyrulnik parle aussi beaucoup des enfants des rues, qu'on espère résilients de demain. « On peut prédire sans risque d'erreur que le XXIe siècle sera celui des déplacements de populations. Quelques pays de plus en plus riches à quelques heures de voyage de pays de plus en plus pauvres, des traditions culturelles oubliées (...) des structures familiales fracassées, l'abandon de plus de cent millions d'enfants sur la planète provoqueront à coup sûr des réactions de survie, la fuite dans des pays plus structurés. » Pour eux non plus, tout espoir n'est pas perdu si nous savons redonner à l'école, à la culture, à la rencontre individuelle empathique leur pouvoir de souffler sur les braises de la résilience. La nature de l'événement traumatique n'a pas de lien direct avec les séquelles qu'il engendre, car un morceau de réel peut prendre une valeur saillante dans un contexte et banale dans un autre et que, par ailleurs, « l'événement qui provoque une souffrance un jour peut être utilisé pour créer du bonheur un autre jour ».

Apprendre le métier d'homme (ou de femme)

L'amour, l'occasion de créer un « attachement sécure » sont des ingrédients de base pour permettre à un enfant de bien gérer le « virage adolescent ». Tout est question de dosage et de qualité car, en revanche, la surprotection, l'absence de limites, « le gavage d'amour » entravent l'enfant dans son développement, souligne Cyrulnik en citant Didier Pleux (« De l'enfant roi à l'enfant tyran », voir « le Quotidien » du 14 octobre 2002). L'adultisme ou l'oblativité morbide de certains enfants sont aussi des entraves à leur autonomie affective.
Notre société a privé les jeunes de rites initiatiques et de cérémonies de passage favorisant l'autonomie et le sentiment d'accéder enfin à au monde des adultes. Boris Cyrulnik, comme P. Huerre, M. Pagan-Reymond et J.-M. Reymond (« L'adolescence n'existe pas », « le Quotidien » du 20 janvier), y voit une des causes de la multiplication des conduites à risque et addictives dans nos sociétés occidentales. Comme si les adolescents cherchaient désespérément un « projet d'existence » à travers le danger.
A nous, adultes, d'être des tuteurs de résilience, de proposer par notre choix de société, notre diversité culturelle et l'incitation à l'expression (artistique, professionnelle, affective) des liens et du sens.
Boris Cyrulnik est un conteur de talent. Son propos se lit avec plaisir. La légitimité de guetter l'appétit de vivre tapi chez l'enfant meurtri pour le réanimer paraît incontestable. Tout ne semble pourtant pas pouvoir être résolu par cette voie.
Il est beaucoup question de ceux « qui s'en sortent » ; ceux-là ont attrapé le train de la résilience. Que s'est-il passé pour ceux qui sont restés sur le quai ? Les victimes de traumatismes à qui les troubles psychiques interdisent tout projet et tout bonheur ? Qu'est-ce qui fait qu'aucun raccommodage ne tient pour ces sujets-là ? Le psychiatre en fera peut-être son prochain sujet de livre. « Il n'est pas fou de vouloir vivre et d'entendre au fond du gouffre un léger souffle qui murmure que nous attend comme un soleil impensable, le bonheur », conclut Boris Cyrulnik. Les grands mélancoliques, les victimes d'état de stress post-traumatique qui n'entendent, malheureusement pour eux, pas même le murmure des fantômes, se satisferont-ils de cette affirmation ?

« Le Murmure des fantômes », Boris Cyrulnik, Odile Jacob, 260 pages, 21,50 euros.

Dr Caroline MARTINEAU

Source : lequotidiendumedecin.fr: 7260