Le pedigree de Saddam Hussein pourrait couvrir les pages d'un gros volume. Il n'est pas nécessaire de rappeler la liste de ses crimes. Ce qui est peut-être un peu plus intéressant, c'est que la « résilience » en tant que seule source de survie, chère à Boris Cyrulnik, n'est pas réservée aux victimes. On la trouve aussi chez les bourreaux.
N'importe quel homme d'Etat doué d'un minimum de logique finit par faire le bilan des échecs. Pas un dictateur. Saddam a commis d'inqualifiables atrocités qui accompagnaient néanmoins des échecs majeurs : il a perdu la guerre contre l'Iran, puis la guerre contre le Koweït. Il a subi pendant douze ans un humiliant embargo et des inspections de l'ONU qui sont, objectivement, autant d'atteintes à la souveraineté irakienne.
Un peuple sacrifié
Certes, il s'est placé dans la position du tyran, c'est-à-dire celle d'un homme qui fait payer les factures par son peuple pendant que lui-même vit dans trois douzaines de palais immenses et luxueux. Mais il est quand même le chef d'Etat arabe qui inspire de la haine à beaucoup de gouvernements arabes, même si leurs peuples voient en lui un héros parce qu'il est le seul à se dresser contre les Etats-Unis. Que des journaux ou des dirigeants arabes le présentent comme une « calamité pour son peuple » est tout de même exceptionnel.
Or Saddam, confronté à un conflit où il joue sa propre vie, n'a pas changé. Il puise encore dans son énorme réservoir de cynisme, dans son stock de férocité, dans son infinie perversion. Son parti, le Baas, incite ses soldats à combattre avec une arme dans le dos, mitraillerait les chiites qui se seraient soulevés à Bassorah, habille les militaires en civils, exécute, semble-t-il, des prisonniers américains d'une balle dans la tête pour en montrer quatre autres, terrifiés, à la télévision. S'il possède des armes de destruction massive, il les utilisera contre les Américains et les Britanniques devant Bagdad ; s'il n'en a pas ou s'il lui manque les vecteurs des obus chimiques ou bactériologiques, il enverra des dizaines de milliers d'êtres humains à la boucherie. Avant de mourir ou d'être pris, il commettra tous les crimes contre l'humanité qu'un esprit malsain peut concevoir.
La nature profondément inhumaine de cet ennemi a conduit l'Amérique et l'Angleterre à lui porter un coup décisif. Pour donner un sens à leur action, Washington et Londres tentent d'épargner les civils. Mais il est peu probable qu'ils y parviennent. C'est la raison même de la montée du pacifisme. Ce que reprochent à Bush et Blair ceux qui, dans cette affaire, ont gardé leur lucidité, c'est moins, en définitive, d'avoir déclenché une guerre que de l'avoir engagée contre un homme capable d'envoyer à la mort des dizaines de milliers d'innocents, hommes, femmes et enfants.
La tragédie de Bassorah a été souhaitée par Saddam Hussein. Plus les nouvelles en provenance de cette ville seront alarmantes, plus les organisations humanitaires lanceront des avertissements, plus le sort des enfants de Bassorah deviendra funeste, plus Saddam sera satisfait. Bien entendu, les humanitaires n'entrent pas dans cette dialectique de la cruauté : ils se bornent, et ils ont raison, à établir des constats de détresse, puis de catastrophe. Mais ils s'inscrivent, de cette manière, et contre leur gré, dans l'argumentaire de Saddam, pour qui chaque victime irakienne constitue un atout de plus.
Sans doute Saddam n'avait-il pas de lien avec Ben Laden, mais sa rhétorique et sa stratégie sont identiques aux siennes : nous avons un avantage sur vous parce que nous n'avons pas peur de la mort. On fait grand cas de la laïcité de Saddam, mais, d'une part, elle est moins vraie aujourd'hui qu'hier et, d'autre part, elle ne l'empêche nullement de s'identifier au terrorisme, à l'attentat-suicide, au concept scandaleux de « martyre ». Saddam est en tous points identique à ces seigneurs de guerre qui envoient des jeunes gens au suicide pendant qu'ils complotent confortablement dans leurs bureaux.
Des chances gâchées
Or l'Irak n'avait aucun besoin d'attaquer l'Iran, d'envahir le Koweït ou de se doter d'armes de destruction massive. Riche de son pétrole, le peuple irakien avait la possibilité de créer un modèle de développement et même de prospérité arabe. Il pouvait, comme l'Inde et la Chine, créer une classe moyenne de plus en plus nombreuse qui aurait, tôt ou tard, réclamé des institutions démocratiques. Un Saddam épris de son peuple aurait pu se faire élire dans la transparence. Toutes les chances exceptionnelles de l'Irak ont été gâchées pendant trente ans par son dictateur. Saddam, qui aurait pu se maintenir au pouvoir grâce à la croissance économique, a préféré copier le modèle stalinien, créer un Etat policier et régner par la terreur. Il a jugé une fois pour toutes que, pour arriver au faîte de la gloire, la voie économique était lente ou insuffisante. Il se moque du bonheur des Irakiens, comme il se moque de ses souffrances. Il a appliqué, comme Hitler et Tojo, la théorie du liebensraum à l'Iran et au Koweït, il a voulu créer un empire vaguement comparable à celui de l'URSS ; il n'a cessé de faire de la politique avec tous les moyens offerts à la force pure, une politique d'écrasement ou de sidération des peuples ; une politique de terreur exportée à ses voisins ; une politique de mépris de la vie.
Qui le dit encore, qui le rappelle ? Nous nous en prenons à M. Bush parce que nous refusons sa politique autoritaire, désinvolte ou immature. Nous en avons fait notre épouvantail. Nous dénonçons l'« impérialisme » américain. Mais nous faisons ainsi le jeu de Saddam, un des êtres les plus sanguinaires de la planète. Entre deux maux, le premier s'inscrivant dans le débat démocratique, le second incarnant l'enfer à lui seul, nous avons choisi le pire. Sans doute ne saura-t-on jamais qui a fait le plus de victimes, des guerres contre l'Irak ou du régime de Saddam. Sans doute les Irakiens ne haïssaient-ils pas leur despote au point de souhaiter une intervention militaire. Sans doute avons-nous d'excellentes raisons de rejeter la logique controuvée de M. Bush. Mais nous n'avons sûrement pas le droit de critiquer M. Bush sans dénoncer, au prélable, et furieusement, son ennemi. Nous ne pouvions pas, de toute façon, espérer une réédition en Irak de la chute du mur de Berlin ; nous ne pouvons pas réinventer le miracle de Josué à Jéricho.
Le vrai problème, c'est que la barbarie n'est combattue que par la violence. L'Histoire en est pleine à ras bord. La guerre n'est jamais souhaitable. Mais quand on a fini de le dire, elle a déjà commencé.
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