Un entretien avec Claudine Herzlich, directeur de recherche au CNRS
Pourquoi, selon vous, les Français relâchent-ils leurs comportements de prévention face au SIDA, alors même que le combat contre la maladie est loin d'être gagné ?
CLAUDINE HERZLICH
Il semble bien qu'il y ait un relâchement des comportements de prévention et que ce relâchement soit manifeste chez les homosexuels et les populations d'origine étrangère. Cependant, on possède moins de données sur la population générale et les jeunes. Je le déplore. Il est toujours gênant de focaliser l'attention sur des groupes spécifiques, d'autant que l'on sait que cette épidémie a un profil de plus en plus diversifié. Cela étant dit, comment interpréter ce qui semble être un relâchement des attitudes préventives ? Le SIDA a vingt ans. De 1981 - l'année durant laquelle on a eu connaissance des premiers cas de SIDA en France - à 1984/1985, on a connu une période de sidération. On ne possédait plus cette culture de l'épidémie. L'apparition du SIDA a donc engendré de très grandes peurs, des mouvements de panique : il y avait des personnes atteintes dans les prisons.
Puis l'on s'est mobilisé, de manière exceptionnelle. L'idée que l'on était confronté à une maladie exceptionnelle a permis de mobiliser les énergies, celles des pouvoirs publics et celles du secteur privé comme des associations. On a vraiment espéré éradiquer le SIDA grâce à cette mobilisation intense. La mobilisation préventive s'est inscrite dans ce contexte. Dans l'Histoire, on a toujours réagi aux épidémies par des mesures brutales et répressives. Cette fois, la réaction a été fondée sur l'information, sur la responsabilisation des personnes et sur le soutien.
Ces deux éléments entrent en ligne de compte. La maladie est arrivée à ce moment précis. Les efforts de prévention de l'infection par le VIH se sont structurés, dans le contexte que j'évoque, dans la deuxième moitié des années quatre-vingt. Ces efforts de prévention ont été efficaces. Mais nous sommes quinze ans plus tard et la maladie dure toujours. Or, les acteurs ne sont plus les mêmes. Cette génération de militants associatifs qui a travaillé en accord avec les médecins, les chercheurs, les professionnels de santé publique a cédé la place.
Beaucoup d'entre eux sont morts. D'autres sont passés à autre chose. De nouvelles générations sont apparues : des jeunes ayant toujours connu le SIDA. Pour eux, la maladie n'a pas été ce choc, cette rupture qui avait porté leurs aînés à modifier leurs comportements. A cela s'ajoute la banalisation de la maladie. Elle paraît moins grave parce que des traitements existent. Il est inévitable que ce type de mobilisation s'use.
Une action sur le long terme
Que doit-on faire pour réagir ?
La première chose à faire est de se dire qu'il n'y a là rien d'anormal, qu'il fallait s'attendre à un relâchement des comportements. Il faut ensuite se sortir de l'idée que l'on va rapidement éradiquer le SIDA et se situer sur le long terme. On rejoint ainsi la problématique de la prévention. La prévention, c'est la tapisserie de Pénélope : quelque chose qu'il faut recommencer tout le temps.
L'effort préventif s'est relâché en raison d'un moindre investissement des pouvoirs publics. Mais en partie seulement. La prévention repose aussi sur un très grand nombre d'acteurs de terrain. Les uns et les autres n'ont su ni faire durer, ni renouveler la prévention. Malgré la très grande fatigue des acteurs, c'est toujours à recommencer.
En ce moment, oui. Parce que l'on vit un moment particulier : il y a une certaine banalisation de la maladie. Les jeunes ont moins peur du SIDA. Certains d'entre eux jouent même avec le risque. C'est peut-être le moment d'avoir recours à des images un peu « hard ».
Les pouvoirs publics semblent pourtant réticents face à ce genre de stratégie. Comment l'expliquez-vous ?
Quand on s'intéresse à la politique des pouvoirs publics en matière de prévention du SIDA, on est très frappé par la stratégie « à courte vue » des responsables politiques. C'est assez effrayant. Il y a, d'un côté, ceux qui mettent des mois à préparer une campagne et, de l'autre, le politique qui ordonne de tout lâcher parce qu'une chose lui déplaît. La réaction du politique est souvent, à mon sens, très épidermique. Il est lui-même choqué ou il craint qu'une partie de son électorat ne soit choquée par une image qu'il juge trop crue, trop directe. Je ne sais pas s'il faut chercher plus loin.
Je suis très sensible à cet aspect. Il ne doit pas y avoir de maladies privilégiées. Néanmoins, je crois sincèrement que ce qui a été fait à propos du SIDA - beaucoup à partir de l'action des associations - a plutôt profité aux autres maladies et aux autres malades et a été un facteur d'évolution du système de santé en général. Que les pouvoirs publics aient à cur de ne pas miser tous leurs efforts sur le SIDA est tout à fait normal. Il serait cependant scandaleux et stupide qu'ils se retiennent de faire suffisamment en faveur de la lutte contre une maladie transmissible et mortelle.
Passage à l'acte
Pour la première fois, les pays pauvres sont parvenus cette année à se faire entendre pour accéder aux médicaments essentiels, notamment aux antirétroviraux. Comment analysez-vous ce changement dans le rapport de force pays riches/pays en développement ?
Il y a juste un an, le Conseil national du SIDA (CNS) a rendu un avis en faveur de l'accès aux traitements dans les pays pauvres, se démarquant ainsi de l'attitude de beaucoup d'institutions et de pays pour lesquels les pays pauvres devaient se contenter de la prévention. Le discours ambiant était le suivant : pas question pour les pays en développement d'accéder aux traitements en raison du coût des médicaments et de l'état déplorable des systèmes de santé. Au CNS, nous répétions qu'il ne fallait pas opposer la prévention aux traitements. Bien au contraire. C'est dans la mesure où les gens pensent pouvoir accéder à un traitement que l'on a toutes les chances de voir se développer des comportements de dépistage et donc de prévention. Nous avions l'impression de prêcher dans le désert. La situation a évolué assez fortement. On l'a vu lorsque les firmes pharmaceutiques ont renoncé à leur procès contre le gouvernement sud-africain, lorsque les Etats-Unis ont abandonné leurs poursuites contre le Brésil, etc. L'évolution est rapide certes, mais c'est une évolution des discours. Il n'y a pas encore beaucoup de traductions sur le terrain. A Doha, où s'est tenue récemment la conférence ministérielle de l'Organisation mondiale du commerce (OMC), on a reconnu l'idée qu'une crise sanitaire peut justifier des entorses à la propriété intellectuelle. Mais dans les accords TRIPS (ou ADPIC, accord général sur les aspects des droits de propriété intellectuelle liés au commerce), l'idée d'exception sanitaire existait déjà. La nouveauté, c'est cette impression qu'une volonté politique fait face aux firmes pharmaceutiques.
Je mets ma casquette de membre du CNS pour dire que la prise de conscience commence à se faire. Le ton des déclarations a fortement changé, mais nous demandons le passage à l'acte. En attendant, les malades continuent à mourir et l'épidémie à galoper.
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