CERTAINS DES ARGUMENTS avancés par le parti démocrate sont irréfutables : George W. Bush a menti ou a pris pour argent comptant les informations relatives aux armes irakiennes de destruction massive ; il n'avait pas fini la guerre d'Afghanistan, encore en cours aujourd'hui, qu'il s'en prenait à l'Irak ; il se lançait dans ce nouveau conflit avec un corps expéditionnaire insuffisant et en dépit du coût très élevé de la guerre, il a tardé à donner aux soldats américains les protections (blindages et moyens électroniques) qui leur étaient indispensables.
Pour accomplir son projet, il s'est fâché avec bon nombre de ses alliés ; il est passé outre la volonté de l'ONU ; il a dépensé sans compter, tout en réduisant les impôts (on ne diminue pas la pression fiscale en temps de guerre) et créé un déficit budgétaire énorme, uniquement par clientélisme, c'est-à-dire pour faire plaisir aux riches qui votent traditionnellement républicain.
Il se trompe et persévère.
Mais ce qui a le plus choqué les démocrates aux Etats-Unis et tous les Européens, c'est l'assurance avec laquelle le président Bush a commis ses erreurs stratégiques, sans jamais, même pas une seule fois, les reconnaître. Il continue à se présenter comme le candidat le mieux placé pour garantir la sécurité des Américains et la moitié de l'électorat le croit (ce qui a conduit quelques commentateurs français, incapables de respecter le suffrage universel, à dénoncer non pas le gouvernement, mais le peuple américain).
Sur les plans social et moral, M. Bush n'a pas fait mieux : il a réintroduit la bigoterie en politique et n'a rien d'autre à opposer au fondamentalisme intégriste que sa propre foi de born again Christian ; autrement dit, il fait payer aux Etats-Unis et au monde sa repentance après une période de sa vie pendant laquelle il a été alcoolique. Son programme est fortement inspiré de son retour à la foi religieuse, au point qu'il a entraîné John Kerry dans son sillage. La religion revient en force dans le débat politique aux Etats-Unis et elle fait le même comeback en Europe. On n'a jamais autant défendu la laïcité : la vérité est que, depuis plus d'un siècle, elle n'a jamais couru de plus grave danger.
Le problème de la Cour suprême.
Dans le cas de Bush, l'obscurantisme n'est pas loin : il a donné un coup d'arrêt à la recherche sur les cellules souches et à l'avortement. Mais il y a plus grave : aux Etats-Unis, c'est moins le législateur qui façonne les mœurs, que la Cour suprême ; or, au cours des quatre années à venir, quatre des neuf justices (membres de la Cour suprême) seront appelés à démissionner pour cause d'âge avancé (le président de la Cour ou chief justice, M. Rhenquist, a 81 ans). Réélu, M. Bush serait donc amener à donner à la Cour une majorité, sinon une unanimité, conservatrice, susceptible d'abolir Roe versus Wade, la décision prise en 1973 d'autoriser l'avortement sous certaines conditions (c'est le président qui nomme les justices). M. Bush veut en outre interdire le mariage gay en faisant adopter par les deux Chambres un amendement à la Constitution, ce qui, du même coup, annulerait les tolérances admises par beaucoup d'Etats. Enfin, il veut faire adopter un autre amendement interdisant de brûler le drapeau américain, ce qui ne serait d'ailleurs pas la mesure la plus scandaleuse.
L'atteinte aux libertés.
Les attentats du 11 septembre 2001 et la crise de la sécurité intérieure des Etats-Unis ont favorisé, non sans la complicité du Congrès, les décisions, comme le Patriot Act, qui, incontestablement, réduisent les libertés aux Etats-Unis. Il ne s'agit pas de dire que l'atmosphère est devenue irrespirable dans ce pays, mais que M. Bush a tiré avantage des malheurs de l'Amérique pour renforcer les moyens de surveillance de tous les citoyens. Les Américains, soucieux de leur sécurité, ont accepté sans broncher toutes les entorses aux libertés publiques qu'impose le Patriot Act. Mais les nécessités de l'autodéfense servent les intérêts du pouvoir en place, principalement par la sélection des informations livrées au public : quand M. Bush ne veut pas rendre de comptes à ses concitoyens, il cache la vérité.
L'exercice a ses limites. Les rapports « accablants » sur le 11 septembre, l'Afghanistan et surtout l'Irak sont nombreux et accessibles sur Internet. Ils ne semblent pas pour autant avoir entamé la popularité du président. Lequel, en toute logique, aurait dû être balayé par ses erreurs et par son incapacité à les admettre.
Quelques succès.
Mais le bilan de Bush n'est pas entièrement négatif : la guerre d'Afghanistan n'est pas terminée, mais ce pays, arraché en très peu de temps à la barbarie des talibans, commence à devenir viable. Le président Hamid Karzaï va être réélu. Certes, la menace intégriste demeure, mais les forces internationales veillent. M. Bush peut aussi se targuer d'avoir arrêté Saddam Hussein, sinon Ousama Ben Laden. La transformation de l'Irak en démocratie coûte affreusement cher en vies humaines et en dollars, mais tout espoir n'est pas perdu. Enfin, sur le plan économique, la technique du déficit a permis à la croissance de repartir aux Etats-Unis, même si elle risque de ne pas être durable.
S'il était élu, John Kerry n'aurait pas les coudées franches. Il ne pourrait pas quitter l'Irak précipitamment et il a d'ailleurs fait campagne sur l'idée qu'il faut envoyer plus de troupes américaines dans ce pays pour finir la tâche. Il augmenterait certainement la pression fiscale (Bush a diminué les impôts des plus riches et plus particulièrement de ceux qui gagnent plus d'un million de dollars par an) ; il se lancerait rapidement dans un programme d'aide à la classe moyenne (notamment par la revalorisation des retraites) et chercherait une formule d'assurance-maladie généralisée.
IL NE FAUT PAS SE FAIRE D'ILLUSIONS SUR L'HUMILITE DE L'AMERIQUE : C'EST UNE QUALITE QU'HEUREUSEMENT ELLE N'A PAS
Tout cela coûtera très cher et rien n'indique que John Kerry, qui ne s'est pas beaucoup exprimé sur ce qu'il ferait concrètement s'il était élu, ne conduira pas les Etats-Unis à des revers économiques. Il éprouvera certes plus de respect pour ses alliés et pour l'ONU, mais il ne faut jamais se faire d'illusions sur l'humilité de l'Amérique : pour le meilleur et pour le pire, c'est une qualité qu'elle n'a pas.
D'ailleurs, quand les Européens lui recommandent d'afficher moins de morgue, ils oublient qu'elle ne se serait jamais lancée dans certains conflits si elle n'avait eu la conviction, souvent religieuse, de vaincre à coup sûr. M. Bush n'a pas tort, de ce point de vue, de dire, que les échecs d'aujourd'hui précéderont les succès de demain : face au Japon, MacArthur a dû se replier avant de reconquérir ; et face à l'Allemagne nazie, Eisenhower a pris quelques coups avant de l'emporter.
Bush n'a pas tort non plus de s'attaquer à des assassins d'une cruauté inhumaine et de combattre fermement la barbarie.
Garant des libertés.
Si nous prenons fait et cause pour M. Kerry, ce n'est pas parce que nous voyons en lui celui qui va guérir tous les maux de l'Amérique et encore moins ceux du monde. C'est parce qu'il sera garant des libertés qui ont fondé les Etats-Unis ; c'est parce que, en dépit des gages religieux qu'il a donnés pendant la campagne, il saura maintenir la séparation entre l'Etat et l'Eglise ; c'est parce que la politique a besoin non d'intégrisme mais d'intégrité et que, au total, M. Kerry est plus honnête et sera plus transparent que M. Bush.
Il est indéniable que la campagne a été passionnée et que, au-delà de l'électorat américain, elle a fasciné les autres peuples. Mais il y a, dans les mœurs politiques américaines, une dérive par l'argent, par la démagogie, par la surenchère sur la vie privée : c'est un comble que des partisans de Bush aient réussi à retourner contre Kerry ses faits d'armes au Vietnam et ce n'est pas bien que le candidat démocrate, pour mieux défendre la liberté sexuelle ait mentionné le cas personnel de la fille du vice-président Cheney.
Qui est le mieux placé pour donner un coup d'arrêt à cette dérive : Bush le born again, l'ami des riches, des bigots, des rednecks, le cow-boy qui croyait en avoir fini avec l'Irak il y a déjà dix-huit mois, l'homme qui se montre en tenue de combat à bord d'un porte-avions mais n'a jamais fait la guerre ?
Ou le patricien Kerry, le sénateur cultivé, l'élu cosmopolite, ouvert sur le monde, conscient qu'il y a des continents au large des deux côtes américaines, des équilibres à préserver, des consciences à ne pas bousculer et des libertés à défendre, l'homme qui croit que l'Amérique est grande non seulement par sa puissance, mais aussi parce qu'elle est le moteur du développement, l'élan vers plus de démocratie, plus de bien-être, plus de justice ?
M. Kerry doit faire ses preuves, mais ceux qui voteront pour lui mardi prochain savent qu'avec lui l'Amérique et le monde courent moins de risques.
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