LE PROGRES médical, et les tentations scientifiques qu'il entraîne, ne risque-t-il pas de faire oublier l'homme ? Des médecins, des juristes et des philosophes s'interrogent dans un ouvrage publié par les Editions John Libbey, « Humanisme médical, pour la pérennité d'une médecine à visage humain ». Ce numéro 2 de la série « Actes et colloques du cercle André Lambling » bénéficie du concours de spécialistes, comme Axel Kahn, Claude Sureau ou encore Maurice Tubiana. « De même que le discours soumis à l'analyse psychologique est aussi riche d'information par le non-dit que par les messages concrets, la place de l'humanisme dans les échanges humains est susceptible d'être mieux objectivée par les conséquences de son absence que par la valeur roborative de sa présence », y affirme Serge Bonfils, successeur à l'hôpital Bichat du Pr Lambling. Spécialiste reconnu de gastro-entérologie - on lui doit la découverte, avec Michel Conte, du syndrome carentiel des gastrectomisés et divers travaux sur la recto-colite hémorragique, l'ulcère ou le cancer de l'estomac -, S. Bonfils, ce dernier est aussi connu pour son approche humaniste et respectueuse des patients. A Bichat, il crée un laboratoire de recherche en gastro-entérologie, ouvre une consultation d'endoscopie gastrique, mais est aussi un des premiers à proposer une consultation de psychosomatique.
Un chef-d'œuvre en péril.
Un sentiment taraude aujourd'hui les membres du groupe de réflexion qui porte son nom : la crainte d'une distorsion de cette dimension humaine pourtant indispensable à l'exercice médical et qui apparaît comme un « chef-d'œuvre en péril ». Cependant, prévient Didier Sicard dans la préface, l'humanisme dont il est question n'est pas celui qui, figé dans le passé, tente de préserver une tradition de plus en plus factice dans une méfiance permanente vis-à-vis de la technique. Il s'agit plutôt de réinterroger ce qu'il a d'essentiel pour « solliciter notre réflexion d'homme face à des situations indéfiniment à réinventer ». Après un siècle d'innovations prodigieuses, ces situations se multiplient, qu'elles intéressent la fin ou le début de la vie, la prise en charge de la douleur ou le traitement des maladies orphelines. Les dérives éthiques à l'œuvre tout au long de l'histoire de la médecine sont aujourd'hui bien connues, explique Axel Khan.
Elles ont permis de mieux définir les devoirs du médecin qui peut être poussé par « la passion scientifique, l'exaltation de la découverte, la quête de la prouesse et, incidemment, de la notoriété », la tentation de justifier une recherche « non pas pour les personnes qui se prêtent à cette expérimentation, mais pour l'humanité dans son ensemble », ou qui peut être amené à ne reconnaître « aux personnes sujets de l'expérience qu'une humanité incertaine, compromise ou inférieure, qu'il serait légitime de sacrifier au profit de cette humanité glorieuse dont on se promet de soulager les souffrances ».
L'affirmation de l'autonomie du patient a permis de rééquilibrer les relations médecins/patients. Mais la tendance est forte d'une judiciarisation croissante, d'autant plus qu'est souvent omise la notion de « droits du médecin, note le Pr Michel Mignon : droits de retenir ou différer l'information relative au diagnostic, au pronostic, en fonction de l'évaluation des capacités du patient à entendre, à accepter ; de solliciter avec l'accord du malade, si cela se révèle nécessaire, le concours de confrères spécialistes ; droit, enfin, de ne pas tenir compte de toute demande du patient pouvant nuire à son état. »
Dans un chapitre où il dessine à grands traits l'évolution des trois piliers de l'éthique médicale : autonomie du patient, bienfaisance, contestée lorsqu'elle s'apparente au paternalisme, justice en matière d'accès aux soins, Claude Sureau affirme même qu'avec la loi du 4 mars « le problème posé aux praticiens est celui des limites raisonnables à opposer à la satisfaction de la "convenance", voire aux "exigences" des patients. » Par rapport au monde anglo-saxon où est affirmée de façon absolue, depuis l' habeas corpus, la prééminence du respect de l'autonomie , la France se caractérise par un « interventionnisme régulateur » plutôt garant de la bienfaisance même s'il est aussi plus soucieux de considérations idéologiques sur la moralité de la population que de l'intérêt des individus. Dans les deux cas, l'évolution est la même : consumérisme et banalisation de l'activité médicale. L'impératif économique pèse de plus en plus lourdement sur la décision médicale. Le médecin est parfois confronté à des choix qui contredisent son éthique personnelle, les sociétés contraintes à hiérarchiser les biens et services de santé. La réflexion sur le « panier de soins » n'en est qu'à son début en France. Face à l'opposition entre « la finitude des ressources et l'infinitude des désirs humains », la meilleure réponse n'est-elle pas dans le « rationnement » qui, somme toute, constitue une gestion scientifique et morale de la pénurie, se demande Philippe Hecketsweiler.
L'illusion d'un monde sans douleur.
Sans prétendre à l'exhaustivité, l'ouvrage ne se contente pas d'une approche seulement théorique, il offre une plongée dans la pratique : en situation de fin de vie (en réanimation néonatale ou en soins palliatifs), de suivi des patients cancéreux après traitement - ressenti par la malade comme « la sortie du tunnel » -, il représente au contraire pour le médecin, « le début d'une phase cruciale pour l'avenir du patient comme pour le progrès thérapeutique », explique Maurice Tubiana. Thierry Binoche, lui, met en garde contre l'illusion d'un monde sans douleur. Les espoirs soulevés par l'apparition de nouvelles molécules et techniques ont été déçus. Désormais, les progrès dans la maîtrise de la douleur ne pourront s'affranchir d'une réflexion sur la société et sur la manière dont les individus s'adaptent. « Autant dire qu'il sera demandé aux médecins du siècle prochain d'être bien autre chose que des techniciens de l'hépatocyte ou du neurone : la dimension humaniste de la médecine reste une valeur d'avenir. »
Toutefois, la question posée reste celle de la formation à l'humanisme médical : faut-il l'enseigner, quand et comment. Partie intégrante du cursus universitaire médical, de la formation initiale à la formation continue, elle doit même être envisagée dès le lycée.
« Humanisme médical, pour la pérennité d'une médecine à visage humain », Actes & Colloques du cercle André Lambling, Editeurs : Michel Mignon et Claude Sureau, John Libbey, 224 pages, 35 euros.
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