SIX SEMAINES après le cyclone Nargis qui s'est abattu les 2 et 3 mai sur le delta de l'Irrawaddy, dans le sud-ouest de la Birmanie, le dernier bilan officiel fait état de 133 600 morts ou disparus. Le sort des 2,4 millions de sinistrés qui survivent dans la région, soit la moitié de la population, continue de faire débat. Les représentants de plusieurs ONG confirment que, en ce début de mousson, de nombreux cadavres continuent de flotter sur des eaux putrides, alors que les populations manquent de nourriture, d'eau, de vêtements, de couvertures et de tout équipement d'hygiène, dans des conditions sanitaires indescriptibles. D'où le cri d'alarme poussé par Bernard Kouchner : «Les gens meurent, lance le ministre des Affaires étrangères, ils sont exposés à des épidémies. Certes, convient-il, il y a rarement des épidémies à la suite de catastrophes. Mais si les délais d'intervention sont trop longs, il peut s'en déclencher; on parle de choléra (...) L'aide n'arrive pas, et c'est un crève-coeur.»
La question d'un deuxième cataclysme est évidemment cruciale. Dénonçant l'attitude de la junte birmane, le chef de la diplomatie française a parlé de «non-assistance à personnes en danger de mort». Contre «la catastrophe politique imposée par une junte qui freine l'arrivée des secours» et «l'obstruction obstinée que les militaires de Rangoun opposent aux propositions d'aide d'urgence», la France a tenté de forcer le barrage, armant un bâtiment militaire, le « Mistral », de 1 500 tonnes d'aide humanitaire, mais Paris a dû se résoudre à le dérouter vers la Thaïlande. Tout comme les Américains, qui ont finalement renoncé à faire accoster quatre navires de secours.
Dans ces conditions, comment évaluer le risque épidémique, un risque qui fait affirmer au secrétaire américain à la Défense, Robert Gates, qu' «il va y avoir d'autres morts», conséquence de la «négligence criminelle» de la junte ? Pour le Dr Rony Brauman, «évoquer un tel scénario après des inondations ou des catastrophes naturelles relève du fantasme et nous renvoie aux grandes peurs moyenâgeuses de la peste. Or, affirme l'ancien président de Médecins sans frontières, aujourd'hui professeur à l'IEP (Institut d'études politiques), la littérature ne rapporte aucun cas de contamination par des cadavres. En fait, ce faux prétexte de santé publique fournit un motif de haine humanitaire à la diplomatie canonnière et à l'impérialisme moral contre le régime birman, entraînant le raidissement de ses dirigeants.»
Manque de recherches.
Face au risque épidémique d'une sur-catastrophe et au danger lié à des cadavres dérivant, le Pr Dominique Lecomte, directrice de l'Institut médico-légal de Paris (IML), qui s'est acquis une reconnaissance internationale en intervenant sur les charniers du Rwanda et du Kosovo, note qu' «on ne peut que déplorer l'absence de recherches spécifiques. L'analyse des données publiées à ce jour permet cependant d'affirmer que la présence de cadavres nombreux est une source de nuisance (odeurs, gaz…), de concentration d'animaux errants (rats….), d'insectes (mouches, puces, poux, etc.) et de vermines susceptibles de jouer un rôle de vecteurs. Plus de 3500 espèces d'insectes, dont on retrouve les larves, attaquent le cadavre à l'air libre. Les corps dégagent des toxiques putrides (diamines aliphatiques, cadavérine) et sont porteurs sains, même dans un contexte non infectieux, d'espèces bactériennes potentiellement pathogènes (staphylocoques, streptocoques, entérobactéries, anaérobies). Le temps, la chaleur et l'humidité sont des facteurs de prolifération».
Pour le Dr Philippe Guérin, directeur scientifique d'Épicentre (la branche épidémiologique de MSF), le risque de la survenue d'une épidémie est quand même «modéré». «Pour le choléra, la Birmanie étant zone endémique, le vibrion est susceptible de se propager. De même pour le paludisme et la dengue, transmis par les piqûres de moustiques dans les régions du delta de l'Irrawaddy. Le risque est limité, mais il existe. Il faut donc mettre en place des systèmes de surveillance épidémiologique adaptés, comme le font nos équipes sur le terrain. Quant au spectre d'une contamination par les cadavres, il est régulièrement brandi, mais absolument pas documenté», souligne-t-il. « Lors du tsunami, on avait beaucoup spéculé sur le risque d'une épidémie de choléra, ajoute-t-il. Mais aucun cas n'avait été rapporté dans la région depuis plus de quinze ans. Le risque était donc inexistant.»
«En ce sens, estime le directeur d'Épicentre, Rony Brauman a raison. Mais Bernard Kouchner n'a pas tort non plus, s'empresse-t-il d'ajouter. Si l'expérience de Médecins sans frontières sur des catastrophes naturelles montre qu'elles ne provoquent pas mécaniquement des épidémies, elles ont parfois été rapportées: après des pluies torrentielles, au Kenya ou à Madagascar, on a connu des épidémies de fièvre de la vallée du Rift et de paludisme. De tels scénarios sont rarissimes, sans doute grâce aux interventions humanitaires qui les préviennent avec les mesures d'assainissement et les distributions de vivres et médicaments.»
«Il faut poursuivre les études scientifiques sur la question», préconise le Pr Lecomte, qui envisage la possibilité pour l'Académie de médecine de s'autosaisir, «compte tenu des enjeux de santé publique».
Les ONG françaises à l'action
Les équipes de MSF interviennent en Birmanie depuis le lendemain de la catastrophe. Elles ont assuré près de 20 000 consultations médicales, à un rythme de 500 par jour, et distribué 1 500 tonnes de riz, grâce à 36 équipes réparties dans tout le delta de l'Irrawaddy. MSF recourt à 250 employés birmans, encadrés par une vingtaine d'expatriés.
Présentes depuis 2001 dans le pays, les équipes d'AMI (Aide médicale internationale) ont distribué pour leur part 160 tonnes de nourriture (du Programme alimentaire mondial), fournissant bâches en plastique, kits bambous, vêtements et couvertures à 260 000 sinistrés.
Quant à Médecins du monde, son équipe locale (qui travaille sur le VIH-sida) a été renforcée par des personnels birmans, des expatriés expérimentés dans la gestion des catastrophes et 22 tonnes de fret divers. Toutefois, déplore le Dr Pierre Micheletti, président de MDM, le déploiement de l'aide reste entravé par les autorités birmanes.
Pause exceptionnelle de votre newsletter
En cuisine avec le Dr Dominique Dupagne
[VIDÉO] Recette d'été : la chakchouka
Florie Sullerot, présidente de l’Isnar-IMG : « Il y a encore beaucoup de zones de flou dans cette maquette de médecine générale »
Covid : un autre virus et la génétique pourraient expliquer des différences immunitaires, selon une étude publiée dans Nature