ACCUMULER des biens de santé, conserver et mieux encore faire prospérer son « capital santé » en suivant les conseils, les dépistages, en respectant les interdits de tous ordres, voilà le nouvel ordre social : la santé à tout prix. Le psychanalyste Miguel Benasayag analyse ce biopouvoir, révélateur selon lui d'un modèle d'homme auquel il nous enjoint de résister. Autour de la prise en charge du cancer, de la maladie d'Alzheimer ou de certains troubles psychiatriques se construit «l'homme du biopouvoir, cet agrégat d'organes lisible en termes de protocole normalisé». Résister à ce biopouvoir, écrit Miguel Benasayag, c'est défendre la vie en tant que réalité multiple, complexe, souvent conflictuelle et menacée par les processus d'unidimensionnalisation.
Exemple emblématique, celui des soins palliatifs. Nés du désir d'éviter le tout-médicalisé, la réduction de l'être malade à sa maladie, du souci de ne pas traiter le mourant en paria, de remettre au coeur de la médecine la question de la douleur, trouvant leur raison d'être dans les situations d'échec de la médecine, les soins palliatifs sont en train de devenir une spécialité médicale à part entière. Si nous ne résistons pas et n'y prenons pas garde, explique l'auteur, il y aura bientôt une « bonne façon » de mourir et une appréciation possible du coût de cette étape, lisible et interprétable en termes de protocole normalisé.
Autre domaine emblématique, celui de la souffrance psychique. Avant de mourir plus ou moins bien encadré, l'homme du biopouvoir, sommé d'être heureux, à défaut d'être en bonne santé, fait désormais appel au « psy » pour régler son malaise. L'auteur a déjà évoqué ce paradoxe de notre société dans « les Passions tristes ». De même que l'homme des sociétés occidentales doit gérer son « capital santé », son « capital soleil » et son capital tout court, il doit aussi se vivre comme une microentreprise avec des projets, un objectif, « être heureux », et des bilans. D'où le déplacement actuel de l'axe de la clinique du champ psy du diagnostic vers la classification, réductionniste par définition, et son corollaire, l'appétence pour les thérapies brèves, dit le psychanalyste. Le mourant doit se réconcilier avec sa famille et faire face à la réalité de sa fin imminente avec la bénédiction des soins palliatifs, le mélancolique gérer son cafard avec celle de son psy, le malade du cancer mettre un mouchoir sur son sens critique et accepter les protocoles de chimiothérapie sans avoir les moyens de les discuter.
Le quinquennat de Jacques Chirac devait être celui de la victoire face au cancer, celui de Nicolas Sarkozy déclare la guerre à la maladie d'Alzheimer. Preuve que, dans ce monde du biopouvoir, la réussite en politique ne saurait se passer d'un quart d'heure de promesse dans le domaine médical. Surtout quand ce dernier concerne des sujets comme le cancer, la maladie d'Alzheimer, qui «s'accordent bien avec la société de contrôle dans laquelle nous vivons», souligne le philosophe. L'homme du biopouvoir obéit à la peur d'être malade, d'être exclu des soins, d'être déclaré responsable et coupable de sa mauvaise santé. Un terreau idéal pour la soumission.
L'homme neuroéconomique.
Dans un ouvrage antérieur (« la Santé totalitaire »), Marie-José Del Volgo et Roland Gori, spécialistes de psychopathologie, avaient longuement parlé de ce monde du biopouvoir, des dangers de la médicalisation généralisée, et souligné la passion de l'ordre qui allait avec. Leur dernier essai analyse, avec le portrait de «l'homme neuroéconomique», la progression de cette réalité et souligne les liens entre médicalisation des moeurs, contrôle social des populations et rentabilité économique des industries de santé. Bannir l'intériorité, réduire le lien social au jeu d'un marché, repérer et corriger des « anomalies» du comportement dès le plus jeune âge au nom de la santé mentale (et sociale), contrôler l'individu chaque jour un peu plus sous couvert de le protéger et d'améliorer la « santé publique » sont quelques-uns des éléments de cette logique de l'homme neuroéconomique qu'ils dénoncent.
«Chaque culture a la pathologie mentale qu'elle mérite et la psychopathologie qui lui convient; qu'en est-il aujourd'hui de la nôtre qui ne cesse d'insister sur les troubles du comportement et leurs déterminations neurogénétiques?», écrivent justement les auteurs, tout en déplorant longuement les dérives de ce qu'ils nomment la psychiatrie postmoderne. Ces réflexions sur le biopouvoir en général, la place de la biologie, de la génétique et de la médecine dans la conformation à un ordre social et dans l'uniformisation des individus ne sont pas sans rappeler les thèses d'Ivan Illich dans « Némésis médicale ». Si l'analyse critique est toujours salutaire et stimulante, la longue digression sur la supériorité de la psychanalyse sur toutes les autres formes de prise en charge de la souffrance psychique ou sur des modes d'introspection pêche par son aspect systématique et son manque de modestie.
Miguel Benasayag, « la Santé à tout prix - Médecine et biopouvoir », Bayard, 135 pages, 15 euros.
Roland Gori, Marie-José Del Volgo, « Exilés de l'intime - La médecine et la psychiatrie au service du nouvel ordre économique », Denoël, 244 pages, 22 euros.
Pause exceptionnelle de votre newsletter
En cuisine avec le Dr Dominique Dupagne
[VIDÉO] Recette d'été : la chakchouka
Florie Sullerot, présidente de l’Isnar-IMG : « Il y a encore beaucoup de zones de flou dans cette maquette de médecine générale »
Covid : un autre virus et la génétique pourraient expliquer des différences immunitaires, selon une étude publiée dans Nature