Décision Santé. Pline l’Ancien peut-il être une source d’information pour les médecins ?
Stéphane Schmitt. L’œuvre de Pline l’Ancien est riche en remèdes médicaux. Pour autant, on n’y trouve pas de théorie médicale, comme on peut en lire chez Hippocrate. Il a en revanche élaboré une critique récurrente d'une médecine venue d'orient qui relèverait d'une espèce de charlatanisme. Ce type d’écrits peut contribuer à faire penser les jeunes médecins, mais aussi les moins jeunes.
D. S. Au-delà de l'aspect médical, Pline rédige seul la première encyclopédie connue en Occident.
S. S. La définition d’une encyclopédie est âprement discutée dans les cercles spécialisés. Aussi je préfère parler d’ouvrage à caractère encyclopédique. Cette histoire est en effet très différente des encyclopédies publiées après celle de Diderot et d’Alembert. L’auteur partage toutefois une certaine prétention à l’exhaustivité, à la description d’une globalité des objets naturels. Ce qui appartient en propre au principe encyclopédique dont on n’a pas d’exemple avant cette œuvre. Des philologues se sont efforcés de rechercher des modèles qui auraient inspiré Pline. Ils n’en ont pas trouvé. Son projet était donc bien inédit à l’époque.
D. S. Pline l’Ancien a-t-il inspiré d’autres auteurs avant Diderot?
S. S. De nombreux auteurs au Moyen-Âge ont largement pillé Pline qui lui-même a compilé 2 000 ouvrages. Ses successeurs l’ont ensuite imité sans en égaler l’ambition. La nature est bien sûr traitée mais aussi les activités humaines, dans la mesure où elles se rattachent à un élément naturel. Les techniques d’architecture sont ainsi décrites car liées à la pierre. La fabrication du papyrus fait l’objet d’amples développements, car celui-ci dérive d’une plante. Il faudra attendre l’époque moderne pour atteindre cette complétude.
D. S. Mais cette somme de travail ne doit pas, comme vous le notez dans l’introduction occulter l’objectif politique poursuivi par Pline l’Ancien.
S. S. Après le renversement de Néron en 68 se produit une guerre civile pendant plus d’un an. Elle se conclut par l’installation d’une nouvelle dynastie dont Pline l’Ancien est proche. C’est un prototype du haut fonctionnaire à la romaine. Son histoire naturelle ne peut donc être dissociée de ses activités qu’il mène au quotidien. Vespasien et Titus prétendent en effet restaurer les valeurs d’une Rome idéale dévoyée par les turpitudes de Néron. Par ailleurs, son œuvre doit être comprise comme le reflet de la centralité de Rome, le cœur de l’univers. Pline serait dans ce contexte l’un des acteurs de la mission civilisatrice de l’Empire tout en faisant l’apologie de la nouvelle dynastie. Cette dimension mise en lumière depuis vingt ans par les historiens permet de mieux comprendre le projet dans sa globalité. Jusqu’à une date récente, le texte n’avait pas une bonne réputation. Certes, il était perçu comme une mine d’informations. Mais les spécialistes de l’histoire de l'art ou des sciences par exemple en relevaient les limites. Ce processus de réhabilitation a été mené par ce mouvement historiographique externaliste, dans lequel s’inscrit l’histoire sociale des sciences par exemple. Tous les aspects du texte sont désormais mis en perspective.
D. S. Quel a été le succès de l’ouvrage.
S.S. Il est difficile de l’évaluer. En tout état de cause, il n’est jamais tombé dans l’oubli. Et a toujours été cité par les auteurs romains. Son neveu adoptif, Pline le Jeune, évoque son prestige mais aussi ses autres ouvrages. Bref, c’est un personnage important de l’Empire.
D. S. La place importante réservée aux mirabilia, aux croyances exotiques a peut-être nui a la crédibilité du texte.
S. S. Cet aspect de l’œuvre lui a souvent été reproché depuis l’époque moderne. Et participe à sa mauvaise réputation. Depuis vingt ans, ces critiques sont plus nuancées. En vérité, Pline prend ses distances lorsqu’il relate ces phénomènes. Il a en effet recours au style indirect. Pourquoi les relate-t-il ? Simplement parce qu’ils avaient été recensés dans la littérature de son temps. Pline ne pouvait donc les ignorer. Il estime de son devoir de les signaler au lecteur. Autre explications, ces mirabilia tracent une frontière pour le savoir canonique. Et permettent de distinguer la connaissance reconnue approuvée par les autorités scientifiques de l’époque en opposition à des concepts plus douteux. Le texte de Pline aurait alors une fonction qui peut être qualifiée d’épistémologique. On ne peut négliger une autre fonction moins glorieuse selon nos critères modernes, celle de séduire le public...
D. S. Elle participe peut-être au plaisir de lecture du lecteur d’aujourd'hui.
S. S. A cet égard, il nous révèle un aspect de notre époque. Le renouveau de l’intérêt dont bénéficie Pline serait peut-être lié à la curiosité du public pour ces phénomènes. Un grand nombre de publications sont consacrés aux cabinets de curiosités. Dans le même temps, on note à l’époque de Pline une crise de la rationalité avec le succès de religions orientales, des amulettes. Il y a quelques similitudes avec notre époque.
D. S. Dans le même temps, Pline ne croit pas à la survie après la mort.
S. S. Ce n’est pas une idée originale à l’époque. Sa philosophie est par ailleurs très largement inspirée du stoïcisme.
D. S. Cette histoire naturelle est aussi riche de ces récits édifiants, comme celui où une fille donne le sein à sa mère condamnée à mort. Ce geste de piété filiale exemplaire suscitera une telle émotion que la mère sera graciée.
S. S. Cette histoire est tirée du chapitre consacré aux qualités exemplaires de l’homme. Ces récits relèvent de la description du monde comme l’histoire tragique du dauphin qui se laisse mourir après la mort d’un enfant compagnon de jeu. D’autres faits se rattachent à des personnages célèbres comme les perles de Cléopâtre. Le livre recèle un grand nombre de listes un peu austères. Mais il est également truffé d’envolées lyriques comme dans la séquence consacrée à la région italienne de Campanie par exemple, ou lors de l’évocation d’un fleuve qui lutte contre les éléments afin de trouver un passage dans une montagne. Ces pages sont très belles et étonnantes.
D. S. Des pages sont consacrées aux bienfaits du vin. Voilà un débat bien contemporain.
S. S. La proposition défendue par Pline est bien celle qui est dominante aujourd’hui, à savoir la modération. Le vin à l’époque romaine n’a rien à voir avec un vin de Bordeaux d’aujourd’hui : il s’agissait d’une mixture épaisse et forte jamais bue pure. Pline nous décrit donc les usages médicamenteux du vin. Il dénonce surtout les excès à l’image de ces médecins soignants exclusivement par le vin et les consommateurs excessifs.
D. S.
La tempérance est largement encouragée tout au long de l’ouvrage.
S. S. Cette position n’a rien d'original. Il s’inspire ici d’Hippocrate. Les écoles philosophiques majoritaires prônent une attitude de tempérance, surtout le stoïcisme.
D. S. Pline ne s’inscrit pas pour autant dans une des écoles de médecine qui menaient entres elles une guerre farouche.
S. S.
Pline ébauche une histoire de la médecine. Il y dénonce les modes et les charlatans et leur goût pour l’argent, comme en écho une nouvelle fois à notre époque. Il appelle plutôt à une médecine naturelle qui repose sur les plantes. Et suggère l’entretien d’un potager plutôt que de recourir à des médecins grecs ou perses aux honoraires élevés.
D. S. Il encourage même une médecine si l’on ose dire écologique avec le recours médicinal aux diverses productions corporelles, y compris la crasse médicale.
S. S. Jusqu’au début du XIXe siècle, on peut lire des chapitres sur le recours à l’urine dans la pharmacopée. Pour autant, Pline exprime à plusieurs reprises son horreur devant ces patients buveurs de sang. Mais il ne met pas en doute l’intérêt thérapeutique des organes humains ou animaux.
D. S. Buffon se présente comme un héritier en ligne directe de Pline l’Ancien.
S. S. En ce qui me concerne, c’est par l’œuvre de Buffon que je suis arrivé à Pline. Historien des sciences, je me consacre plutôt à l’époque XVIIIe et XIXe siècles et à l’histoire de l’embryologie. J’ai étudié les sources de Buffon et les influences qui se sont exercées sur lui. J’ai été frappé par la très forte présence de l’Antiquité dans l’œuvre de Buffon et dans l’Encyclopédie et plus précisément de Pline et d’Aristote.
D. S. Pourquoi lire Pline aujourd’hui ?
S. S. Pour le plaisir du style et du contenu. C’est aussi une source inestimable d’informations pour certains domaines comme la fabrication du papyrus. On ne dispose pas de description équivalente pour la peinture romaine. Certains temples romains devaient être comparables à des églises italiennes riches de trésors. Enfin, la poésie, une sagesse, la définition de Dieu définie comme le fait d’aider son prochain et le retour aux sources qui appartiennent à notre patrimoine.
Pline l’Ancien, histoire naturelle, traduit, présenté et annoté par Stéphane Schmitt, 2 176 pp., 79 euros.
Propos recueilis par Gilles Noussenbaum
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