D'ABORD, la pensée de Bourdieu est complexe et il faut de nombreux chapitres pour se dépêtrer des notions de « champs » ou « d'habitus ». Ensuite,le sujet-objet de ce livre n'a pas arrêté de déclarer que toute biographie était une imposture. C'est le retour de la philosophie du sujet, de l'autonomie implicite, alors que l'ensemble de l'oeuvre de Bourdieu est centré sur les déterminismes sociaux et l'objectivation. Mais il écrit très tôt l'« Esquisse pour une auto-analyse ». Marie-Anne Lescourret y puise largement le misérable petit tas de secrets chers à Malraux.
Béarnais ? Certes. Famille pauvre permettant d'alimenter la success story à la Camus ? Sûrement pas, un père facteur puis directeur d'un bureau de poste. Sa mère, Noémie, qui mourra écrasée par une automobile, possède une agréable maison. L'Algérie, où il est envoyé en 1955 par Guy Mollet, occupera sa vie entière. Il y découvre l'importance de la domination, il en sortira sociologue et photographe. Normalien ? Oui bien sûr, traînant dans la glorieuse école son accent béarnais dont il dit avoir été complexé, confronté à la morgue parisienne, un milieu dominé par les enfants de milieux aisés, écrasé par les images archétypales de Sartre et Aron.
C'est le rôle de toute biographie d'aller pêcher mille détails dans le « vécu » et de les injecter, lorsqu'il s'agit d'un immense intellectuel, dans le sublime de la théorie. Très vite, la grenouille glaneuse se change en boeuf freudien. Marie-Anne Lescourret se contente de montrer que les idées de Bourdieu sont toujours parties du réel. Il a étudié le célibat des Béarnais, ayant assisté aux bals de pays, scruté la domination sous la forme très symbolique du discours consacré des professeurs, mais plus humblement chez les damnés de la banlieue sur qui s'abat «la misère du monde». Cette domination, rappelons brièvement qu'elle est installée au coeur de son oeuvre.
Violence symbolique.
De 1964 à 1970, Pierre Bourdieu collabore avec Jean-Claude Passeron, son successeur comme assistant auprès de Raymond Aron. Le résultat, ce sont deux livres au succès retentissant : « les Héritiers » et « la Reproduction ». Des titres en eux-mêmes clairs qui établissent l'existence et la persistance d'une caste de privilégiés détenteurs d'un pouvoir, non pas uniquement économique mais aussi culturel. Il en résulte une «violence symbolique», concept clef de ces oeuvres. Ainsi l'Etat lui-même ou la relation d'un professeur à un étudiant illustrent cette violence en ce qu'il s'agit, dit Bourdieu, «d'une coercition qui ne s'institue que par l'adhésion que le dominé ne peut manquer d'accorder au dominant».
Nous sommes là au coeur de la théorie sociologique de Bourdieu : il s'agit de mettre à jour les mécanismes de la domination, d'autant plus invisibles que certaines pratiques (les fameux «habitus») semblent naturelles. Voici un hobereau souriant acceptant le cheval que son palefrenier vient de lui préparer avec empressement. Des deux côtés, nous avons un «être-avec» plein de civilité qui gomme totalement le rapport de domination.
C'est dans « la Distinction » (1979) que le sociologue béarnais nous semble au plus aigu de sa vision. Montrer que nos goûts, nos styles de vie, c'est-à-dire ce qui nous semble le plus personnel, peut signifier un mode implicite de domination ou d'être dominé présente un intérêt majeur. Dans nos goûts alimentaires, vestimentaires, culturels en général, nous témoignons d'un rapport contraint ou distant (d'une «aisance» aux deux sens du mot) par rapport à la nécessité. L'ennui est que ces goûts en eux-mêmes n'ont pas d'intérêt : rien ne permet de dire que Maria Callas est supérieure à une minable chanteuse de variétés, seules comptent les forces sociales qui s'en emparent. Regrettons que Marie-Anne Lescourret se soit peu étendue sur cet ouvrage aussi excitant que contestable : beaucoup d'enquêtes pour découvrir que Brel, Brassens et Barbara étaient les préférés du corps enseignant... Sa secrétaire le lui avait dit sans enquêter.
En porte-à-faux.
Si certains passages semblent parfois pétris d'une pâte un peu lourde et si on se perd souvent dans le labyrinthe universitaire, Marie-Anne Lescourret paraît toujours désireuse de débusquer un homme en porte-à-faux. Philosophe au départ, il a opté pour la sociologie. Il analyse le sociopolitique sans jamais s'ancrer dans un parti (mai 68 le voit très réticent). Au sommet des honneurs universitaires, il en démonte les pouvoirs dans « Homo Academicus » (1984). Une interprétation bien humectée de sympathie mettra en valeur l'attachement que le petit « Félix » (ainsi le surnomma-t-on à l'Ecole normale supérieure) avait pour les dominés.
Là encore, le fameux accent béarnais fait figure de symbole. Contre Aron, qui fit de Bourdieu un «chef de secte autoritaire», l'auteure de cette biographie plaide pour un sociologue de la compassion. «On ne fait pas de la sociologie pour se faire plaisir en souffrant avec ceux qui souffrent», notait-il lui-même.
Ce «toujours en porte-à-faux» nous convient. Le sociologue de la reproduction sociale fut même un peu involontairement chahuté par un fils cinéaste, le très doué Emmanuel Bourdieu, auteur du film « Reproduction interdite ».
Marie-Anne Lescourret, « Bourdieu », « Grandes Bibliographies », Flammarion, 460 p., 27 euros.
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