> Idées
ON CONNAIT la chanson, qui est lugubre rengaine : comment écrire sur la simple possibilité d'être heureux quand la vie humaine oscille entre l'espoir, générateur d'anxiété, et les cicatrices du passé ? Regardez ces mornes visages du métro... Faut-il en plus leur vendre quelque nouveau grigri oriental ? Une position des globes oculaires négatrice de dépression ?
Avec des mots très simples, en s'appuyant sur deux ou trois philosophes, Pena-Ruiz nous dit : d'abord, il ne faut pas que la pensée se laisse envahir par ses passions tristes, qu'elle cède aux émotions immédiates. Nous avons une formidable richesse : la pensée, une puissance qui devrait nous aider à vivre profondément l'ici-maintenant, le présent. Cela permet d'éviter ce qui enferre la plupart des gens : l'envahissement de la conscience par le passé et la peur de vivre. De plus, la pensée s'éprouve elle-même, elle est à la fois le sentiment et le rêve, une promenade intérieure. Il faut, dit l'auteur, « prêter attention à ses possibilités et décider d'en user. La conscience se découvre alors plus riche que ce qui l'obsède maintenant ».
Autonomie de pensée et liberté.
Vaste travail, mais si on arrive à cette force, à cette autonomie de pensée, on y gagne en contact poétique - regarder le matin, écouter un oiseau - et surtout en liberté. A cet égard, rien n'est plus utile que la distinction faite par les stoïciens entre ce qui dépend de nous et ce qui n'en dépend pas, le bonheur est même à ce prix. Profitons-en pour congédier toutes les croyances au destin, à la fortune, bonne ou mauvaise, c'est la même idée, ainsi qu'aux arrière-salles de la cuisine métaphysique où mijoterait un homme coupable du fruit défendu de toute éternité : pensées paresseuses et trompeuses, à quoi bon travailler à son épanouissement puisque « tout est écrit », on est malheureux, mais « la roue tourne », nos bienfaits nous seront rendus au centuple, etc.
Se résigner à ce qui ne dépend pas de nous n'est pas, comme on le dit, une sorte de passivité. Cela met en jeu la pensée en tant qu'elle est capable de raison : si une très grave maladie me frappe, je suis capable d'en maîtriser la chaîne causale et de cesser de croire l'événement irrationnel. Par ailleurs, ma conscience me révèle que ma liberté demeure : « Ne pas crier, ne pas s'indigner, mais comprendre », disait Spinoza. Même dans les cas les plus atroces de notre histoire, ceux où on semblerait se moquer du monde en parlant de liberté, une parcelle peut exister. Et la souffrance physique, objectera-t-on, comment empêcher notre pensée d'y être totalement absorbée ?
Quant à ce qui dépend de nous, le champ opératoire reste immense. Précisément parce que rien dans le destin humain n'est préécrit, nous avons la possibilité d'agir en modifiant ce qui semble régi par le hasard (autre pseudo-notion). On peut décider d'aller secourir ceux qui souffrent, de faire du plaisir un dieu, ou d'adhérer à tel credo politique. On peut casser tout ce qui fait de l'homme un être unidimensionnel, selon le terme de Marcuse.
Rien n'est préécrit dans nos vies, disions-nous... sinon leur terme, ce n'est pas une mince exception. L'homme, dit Pena-Ruiz, « n'est pas à l'abri de l'anticipation angoissée qui fait de la mort une hantise ». Pire, n'est-ce pas cette puissance même de la conscience qui nous fait penser ce temps insupportable où nous ne serons plus ? Il faut, répond-il, l'écarter du regard « comme on fait d'un tableau dont tel horrible détail fixe et cloue l'attention ». Bref, prendre du recul, et accéder dans toute la mesure du possible à l'absence de trouble que les Grecs appelaient « ataraxie ». Mais cette « inémotivité » absolue est-elle bien souhaitable pour qui doit cueillir le jour ?
Il ne faut pas faire du bonheur un objet à réaliser, nous dit justement cette pensée, comme s'il était un meuble précis qu'un artisan se propose de fabriquer. De plus, Kant a montré que tout idéal enferme obligatoirement une contradiction : par exemple, je veux être libre, et en même temps poursuivre mille petits plaisirs qui m'aliènent. Retenons quand même la leçon de ce livre, tentons par la pensée d'être plus fort que notre rocher. Définissons avec les autres un art de vivre heureux, solaire et tragique comme un héros de Camus.
Flammarion, 233 p., 18 euros.
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