Réflexions d’un philosophe

Pensées pour un temps déraisonnable

Publié le 05/06/2006
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AU CHOC PRODUIT par le 11 septembre 2001 répondent les fulgurances d’idées contenues dans les analyses du livre. Oui, la guerre existe toujours, mais l’événement prend ici un sens particulier : le mythe de la guerre des étoiles avait fait oublier que, malgré l’hypersophistication des armes, la finesse de la surveillance électronique, la mort peut frapper de façon inattendue, déjouer un trop de surveillance et laisser dans les gravats et le sang des milliers de corps réels.

Pour Zarka, l’agression subie renvoie à une mythologie de la guerre sacrée, nullement à un conflit riches-pauvres ou exploitants-exploités comme s’est dépêchée de l’affirmer la partie la plus stupide de notre corps politique. Or si une guerre traditionnelle contient sa propre fin dans un traité ou une frontière rectifiée, on ne peut rien faire contre un acte de foi, le Djihad. Dommage que les Etats-Unis n’aient pas eu d’autre réponse qu’un autre mythe : la délimitation d’un «Empire du mal».

Ce retour du religieux dans la guerre est-il le signe d’une sorte de régression dans la pensée magique ou d’une disparition des repères en général dans les démocraties occidentales ? Plusieurs analyses sur ce sujet nous ramènent vers l’actuel, en particulier celui de notre cher vieux pays.

C’est très habilement que l’auteur utilise Tocqueville pour épingler deux traits importants de la démocratie. D’une part, ce système confère à l’individu une autonomie, une puissance de jugement et de décision qui rompt avec les sociétés de l’Ancien Régime. Mais, d’autre part, elle risque de les laisser un peu à l’abandon. Or la religion répond à un besoin social et intellectuel qui demeure présent dans les sociétés démocratiques elles-mêmes. De ce lien fécond entre liberté et religion peut sortir une riche possibilité d’adhérer à des fois diverses ou une crispation sur des dogmes ou un fondamentalisme. C’est le cas aujourd’hui.

Le triomphe du divertissement.

Cette ambiguïté de la démocratie se retrouve dans une chronique que Zarka consacre au thème des loisirs et du divertissement. Ce dernier terme se lie facilement aux réjouissances qui nous sortent de la grisaille du travail. Mais il signifie aussi une façon de s’oublier soi-même en refusant de s’interroger, un abandon à la futilité.

Utilisant les analyses de Theodor Adorno et Max Horkheimer, l’auteur montre que la domination passe aujourd’hui par une industrie des loisirs qui tend à toujours plus de standardisation, toujours plus de médiocrité dans la qualité. C’est donc le triomphe du sens sinistre et pascalien du divertissement : «Pour divertir le plus grand nombre, il faut se situer au niveau de l’ignorance la plus grande, se demander ce qui pourra intéresser celui qui ne sait absolument rien», dit assez cyniquement notre polémiste.

Là encore résonne un texte célèbre de Tocqueville, celui qui dans le tome I de « la Démocratie en Amérique », imagine un tyran se réjouissant de voir une foule d’anonymes, tous semblables, enfermés dans la bulle des plaisirs distrayants. C’était bien avant la télévision, c’était avant «l’entertainmentisation» (!) du monde...

Or, selon Zarka, ce n’est que la partie émergente d’un profond malaise. Le XXe siècle a connu une barbarie de prédation sans précédent, souvent liée à de soi-disant grandioses utopies, mais finalement, comme le confessait Staline, il n’y a que la mort qui a gagné. Nos temps postmodernes sont le décor d’une barbarie de démission : la civilisation se délite de l’intérieur, elle produit une «soustraction d’âme», on se remet entre les mains d’un monde de pacotille, on devient cet homme «unidimensionnel» dont parlait Marcuse.

Cette démission se retrouve de façon plus grave dans la culture, l’éducation, la politique, elle est le signe d’un malaise moral. De ce point de vue, si les utopies du XXe siècle ont abouti au pire des mondes, cette notion n’est pas en elle-même à condamner. Il reste à trouver une utopie positive, celle qui consisterait à responsabiliser l’homme.

Toujours stimulantes, les monographies qui composent ce livre ne laissent d’étonner. A l’occasion d’une exposition au Palais de Tokyo en juillet 2002, l’auteur ironise sur les agglomérats d’immondices et de pornographies exposés. Il rappelle la richesse de l’art au début du XXe siècle en s’appuyant sur un texte d’Apollinaire. C’est l’occasion de dire que nous vivons une «dépression généralisée de l’art», qu’il relie à son émiettement, il n’y a plus de grand mouvement d’ensemble, comme l’a été le cubisme, par exemple. Une critique un peu survolante pour quelqu’un qui ne craint rien tant que l’uniformisation. Comme si des myriades de créateurs pouvaient nuire à l’art !

Est-il intempestif ? Oui, lorsqu’il attaque la bête fascination pour le juriste nazi Carl Schmitt, un peu moins lorsqu’il évoque la dernière forme de l’antisémitisme en France dans un texte de 2002, dans ce domaine on est, hélas, vite démodé. Disons que ce livre aurait pu avoir pour titre « Considérations inactuelles », mais Nietzsche l’avait déjà pris.

Yves-Charles Zarka, « Réflexions intempestives de philosophie et de politique », 175 p., 19 euros.
* Il est également le fondateur et le directeur de la revue Cités, qui contribue actuellement à la découverte d’E. Lévinas.

> ANDRÉ MASSE-STAMBERGER

Source : lequotidiendumedecin.fr: 7972