LE QUOTIDIEN
@Q1:Quels défis devra, selon vous, relever l'architecture hospitalière au cours des années à venir ?
PAUL CHEMETOV
L'architecture hospitalière est aux prises avec cette difficulté qui veut que les machines remplacent tout. Elle n'est pas la seule. On peut en dire autant pour l'éducation, les musées, l'habitat et même les prisons. Celles-ci précisément fournissent un exemple extrême : les bracelets électroniques peuvent-ils y faire office de murs ? Ce n'est pas certain. A l'hôpital, l'instrumentalisation de la médecine est à l'uvre et peut masquer l'essentiel : le rapport du patient au médecin. Je n'oublierai jamais ce souvenir d'enfance : ma mère m'avait emmené chez un vieux médecin, formé en Russie à la fin du XIXe siècle. Je me souviens de cet homme en veste de velours, d'une préciosité un peu surannée, qui m'avait soigné avec des méthodes extrêmement simples. Il m'a fait une démonstration : « Si, les yeux fermés, on n'arrive pas à ausculter à travers une table en bois la place d'une pièce de monnaie posée dessus, m'a-t-il dit en joignant le geste à la parole, alors on n'est pas un bon médecin. » Autrement dit : on ne remplace pas sa propre compétence, sa propre expertise, par des recours systématiques à des batteries de tests, à des check-up divers.
Je ne tiens pas là un propos obscurantiste. Je dis que l'évolution de l'hôpital le pousse, certes, à concentrer tous les moyens d'investigation possibles, mais qu'il ne faut pas oublier qu'il reste aussi une maison de soins. Le plateau technique, ce n'est pas l'hôpital. Je crois à ce propos que les malheurs de l'hôpital européen Georges-Pompidou, unanimement loué par ailleurs pour ses qualités d'ambiance, viennent de sa taille, de sa mécanisation... et du fait que s'installe une espèce de déconnexion entre les personnels médicaux et la machinerie qu'on a remise un jour J entre leurs mains. Cette machinerie avait eu, avant eux et en dehors d'eux, sa vie propre.
« L'hôpital n'est pas une machine de vie éternelle »
@Q2:L'équation technicité/humanité paraît difficile à résoudre.
Comment faire pour que les projets médicaux soient aussi ceux des équipes médicales ? Il y a là, en effet, quelque chose de difficile à réaliser, mais qu'il faut tenter d'atteindre. Au nom de la rentabilité, on construit aujourd'hui peu d'hôpitaux, très lourdement dotés en moyens techniques. Comment réussir, non pas à les « humaniser » (c'est un terme dangereux qui peut parfois se résumer à quelques fleurs dans des massifs), mais à donner sa place dans l'architecture au rapport du malade aux personnels soignants ? Et je pense à tous les personnels, médecins compris. Car on ne peut pas dire qu'existent, à part, des virtuoses du diagnostic ou de l'opération, puis un corps intermédiaire de « sous-off' » assurant l'intendance, puis les patients qui doivent transiter le plus vite possible et qui s'inscrivent dans les critères informatiques de la Sécurité sociale. Il n'y a pas si longtemps, on parlait des « maisons d'arrêt », des « maisons de soins » et même des « maisons d'école ». Aujourd'hui, ces maisons sont devenues des « groupes pénitentiaires », des « groupes hospitaliers » et des « groupes scolaires ». Tout cela fait beaucoup de groupes. Où sont les individus là-dedans ?
@Q1:S'intéresse-t-on suffisamment à l'aménagement intérieur des hôpitaux ?
Le dernier projet hospitalier sur lequel j'ai travaillé concernait la fondation Cognacq-Jay, un hôpital de malades en fin de vie. Là, j'ai été frappé par le comportement exemplaire de soignants qui évoluent dans un décor pour partie fait de meubles récupérés aux puces. Carrelages de Jean-Pierre Raynaud et lits mortuaires : voilà à quoi ressemble le décor de certains hôpitaux. Et cette espèce de « cassé », de mécanique froide, inhumaine, est bien tout ce à quoi il faut échapper ! Alors on va me dire « hygiène, hygiène, hygiène ». Mais l'hygiène, c'est aussi de se laver les mains. L'hygiène, c'est être plus vaste. L'hygiène, c'est faire entrer le soleil. Si on ne veut pas de légionellose, il faut peut-être un peu moins d'air conditionné. Pour ne pas avoir d'air conditionné, il faut peut-être savoir qu'au sud il y a des apports solaires et qu'au nord il n'y en a pas, et que les vitrages peuvent varier d'un point cardinal à l'autre.
Essayons d'être plus « économes ». Cela ne veut pas dire médiocres, ni pingres, ni avares. A l'hôpital, les choses les plus essentielles sont en jeu. Il s'agit de la vie, il s'agit d'angoisses tout à fait terribles. Et il s'agit aussi de la mort. Désolé, mais la médecine peut faire tous les progrès du monde, comme les plantes, comme les animaux, nous sommes programmés pour mourir. L'hôpital n'est pas une machine de vie éternelle. Il doit accepter toutes ces dimensions de soins, de naissance, de vie et de mort. Symboliquement, formellement, dans l'ambiance, l'hôpital doit répondre à tout cela.
@Q1:Est-il parvenu, ici ou là, à remplir cette mission ?
Il y a des choses qui sont réussies. Je pense que l'hôpital Robert-Debré, de Pierre Riboulet, répond pour partie à ces exigences, et même ce que nous avons fait à Tenon.
Le mauvais choix
@Q2:L'architecture souffre-t-elle des contraintes économiques inhérentes au secteur hospitalier ?
Dans toute l'Europe civilisée, les hôpitaux se sont construits en gros à 10 000 francs le mètre carré - cela avant les très récentes hausses du prix du bâtiment. En France, on tentait de les faire à 6 000 francs, pour finalement les faire, mal, à 8 000. Par rapport aux salaires dépensés dans un hôpital, aux coûts des médicaments, de l'appareillage, que représente le coût de « la boîte » ? Cinq ans de fonctionnement, peut-être ? Or cette « boîte », avant de nécessiter un gros entretien, va durer au moins une trentaine d'années. En tant que citoyen et non plus en tant qu'architecte, j'estime que les économies stupides sur les coûts de construction du bâtiment ne correspondent en rien au coût réel de fonctionnement de la médecine. Et donc qu'il faut cesser de s'accrocher à des rendements de surface en disant, par exemple, que « les circulations d'un hôpital ne peuvent pas excéder 25 % du total de sa surface ». L'espace, c'est aussi un confort. La lumière du jour, c'est du stress en moins. La performance, dans un hôpital, ce n'est pas la performance d'une machine, c'est l'excellence du rapport des soignants et des soignés. Quand vous voyez certains hôpitaux de pays civilisés comme les pays nordiques, la Suisse, quelquefois l'Allemagne, vous vous dites que ce n'est pas mal.
@Q1:Vous reprochez à la France de construire ses hôpitaux à l'économie ?
Non, ceux que je viens de citer sont économes. Mais ils le sont dans la durée. Ils ne se contentent pas des coûts apparents de l'hôpital, mais font un bilan réel de son coût global. C'est une notion qui rejoint l'économie durable et, finalement, l'écologie. Laquelle ne concerne pas que les plantes vertes. Dans une Europe plutôt pacifiée, où trois générations se sont succédé, qui auront peu connu la guerre, pourquoi ne pas poser les problèmes différemment de ce que l'on avait l'habitude de faire dans une Europe ancienne, qui a passé tout son vingtième siècle à se détruire et à s'automutiler ? Les échelles de priorités, les façons de penser pourraient peut-être tenir compte du changement. Ne pas avoir le développement durable à l'esprit quand une bombe risque de vous tomber sur la tête, c'est compréhensible, mais, aujourd'hui, il n'est pas exclu d'y penser.
L'héritage des Trente Glorieuses
@Q2:On dit beaucoup que le parc hospitalier français est vétuste, que sa rénovation va coûter très cher et que, dans certains cas, il vaut mieux détruire pour reconstruire. Est-ce la réalité ?
Il est vrai que les hôpitaux des Trente Glorieuses ressemblent pour beaucoup d'entre eux à des machines qui, tout comme les CES des Trente Glorieuses, et finalement comme beaucoup de bâtiments de cette époque, sont des réponses productivistes à des questions de quantité. Faut-il les détruire ? On ne peut répondre qu'au cas par cas. Une structure en béton, si les poteaux sont d'un écartement praticable, si les planchers sont solides et si les hauteurs de plafond sont suffisantes, vaut au bas mot 2 000 francs du mètre carré en valeur résiduelle. La détruire coûte 500 francs le mètre carré. Le quart ou le tiers du budget sont donc dans la conservation du bâtiment quand elle est techniquement possible. Un hôpital, c'est un squelette avec des organes, des tissus, des muscles... L'enjeu de l'anatomie, c'est de pouvoir à la fois distinguer ces choses et intervenir sur certaines sans détruire les autres. Ce n'est pas parce que vous vous occupez d'un os cassé que vous coupez les veines et les artères environnantes. On peut toujours dire qu'il vaut mieux être jeune, riche et beau que vieux, pauvre et en mauvaise santé.
Sauf que l'on ne raisonne pas ainsi. Est-ce que ça vaut la peine de faire de l'acharnement thérapeutique ? Faut-il recourir à l'euthanasie ? Peut-on raisonnablement se dire que, moyennant une certaine hygiène de vie, on peut encore tenir dix ou quinze ans ? Ces questions sont valables pour les personnes comme pour les bâtiments. Malgré tout, c'est vrai qu'il y a des hôpitaux qui ne peuvent pas être transformés tellement, car, bêtement, tout y est imbriqué. Ceux-ci, on a tendance à les casser.
@Q1:Quelles sont les erreurs architecturales commises dans le passé à l'hôpital et qu'il faudra se garder de reproduire ?
L'étroitesse, le positivisme, le gigantisme. La conception de l'hôpital comme une chaîne de production. Si l'on veut transformer les hôpitaux, il faut leur donner plus d'aise. Vous pouvez retailler un costume s'il a de vastes ourlets. Un vêtement qui n'est non pas cousu mais collé sur un patron minimal, il n'y plus qu'à le jeter une fois que les manches sont usées. Il faut une flexibilité des usages. Chacun sait qu'il est très facile de transformer un grand appartement haussmannien. A l'inverse, la couchette des wagons-lits est peut-être un objet parfait, mais on ne peut guère y résider plus d'une nuit. Une certaine générosité permet les transformations. On ne fait pas un hôpital avec un chausse-pied.
Du ministère des Finances à l'amphithéâtre des Morts
Pour le grand public, le nom de Paul Chemetov est associé à un bâtiment. Celui des grands chantiers de François Mitterrand qui a peut-être fait couler la plus grande quantité d'encre : le « nouveau » ministère de l'Economie et des Finances, construit à Paris, Bercy, entre 1984-1988.
Cet immeuble immense et massif, qui enjambe les berges du 12e arrondissement avant de s'ancrer solidement dans la Seine, n'est pourtant que l'une des innombrables réalisations de Paul Chemetov. La rénovation de la galerie de l'Evolution du Muséum d'histoire naturelle de Paris, la Jetée, qui relie à La Défense-la Grande Arche au boulevard des Bouvets, le Nouveau Forum des Halles, le théâtre d'Hammamet, l'ambassade de France à New-Delhi, la Méridienne Verte, tracée pour la célébration de l'an 2000, le palais de justice de Fort-de-France, en cours de construction... sont à mettre à l'actif de cet architecte prolifique.
Paul Chemetov, qui travaille souvent en association avec Borja Huidobro, s'illustre aussi bien dans les bâtiments sociaux, scolaires et culturels - il a actuellement deux bibliothèques en chantier, à Châlons-en-Champagne et à Rueil-Malmaison - que dans les immeubles d'habitation - il a construit des logements à Vitry-sur-Seine, Saint-Ouen, Gentilly, une résidence pour étudiants à Montreuil...
Dans le domaine hospitalier, Paul Chemetov a défendu de nombreux projets dont deux ont vu le jour à Paris : l'amphithéâtre des Morts, de l'hôpital Necker (1984) et le pavillon Gabriel de l'hôpital Tenon (1993). Lauréats à la fin des années 1990 de leurs concours d'architecture respectifs, deux autres projets (la restructuration du Carré central de l'hôpital Saint-Louis, à Paris, et l'extension du CHRU de Clermont-Ferrand) sont à ce jour restés sans suite.
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