DE NOTRE ENVOYÉ SPÉCIAL À ALENÇON
(DR)A C., PETIT village de la Sarthe, l'abattoir de cochons (l'établissement demande à ne pas être identifié), le Dr François Crunel, en poste depuis quinze ans à la MSA d'Alençon, effectue sa première visite d'atelier. Le médecin du travail s'arrête devant le poste de boyauderie, entre la chaîne d'abattage et celle d'éviscération, dans une atmosphère d'exhalaisons moites, saturée d'effluves putrides, où se mêlent, fumantes, urines et matières fécales. Revêtu d'une combinaison blanche, casqué, les oreilles protégées par des bouchons de mousse, le Dr Crunel, escorté de Ludovic L., jeune chef de production, examine en détail le poste de travail.
Un poste auparavant occupé par Sylvain F., qu'il s'agit aujourd'hui de reclasser, après un avis d'inaptitude. Son successeur procède sans désemparer devant les visiteurs au « décerclage » des intestins. Un travail répétitif et physique qui consiste, par une double rotation externe des poignets, à « casser le gras » pour remettre l'intestin dans sa longueur. «M.F., glisse le chef de production à l'oreille du médecin, n'était pas très motivé, il ne s'investissait pas dans son travail. D'accord, concède le cadre, le poste est difficile, avec quand même des odeurs d'excréments...» L'ouvrier a gardé des séquelles d'une opération du canal carpien et il ne pourra pas reprendre une activité, sinon administrative. Visiblement, la direction n'est pas dans les meilleures dispositions à son endroit et les possibilités, en interne, sont très limitées.
Plus haut sur la chaîne, voilà le poste qui fut celui de Gérard N., à l'éviscération, à la sortie de la saignée. Les pattes des porcelets sectionnées, les animaux sont accrochés à un rail tête en bas, avant qu'un opérateur ne détoure et n'extirpe l'anus. Puis c'est l'ouverture de l'abdomen à la scie électrique. M. N. extrayait les viscères, à pleines mains. Lui aussi a été déclaré inapte, après un accident. A l'origine, il avait intégré l'abattoir avec un statut de travailleur handicapé, lié à une pathologie lombaire. «Un très bon opérateur, appliqué et attachant, commente Ludovic L. Mais les perspectives d'un reclassement avec une prise de responsabilité se heurtent à une certaine tendance à l'autoritarisme...» Le Dr Crunel opine. «L'abattoir souscrit-il à une bonne protection sociale pour l'invalidité?», s'enquiert-il. A défaut d'un reclassement, telle semble être l'alternative.
L'AGEFIPH, l'association pour la compensation du handicap des exploitants agricoles, dispose de quelques moyens pour agir (lire encadré). Mais la tâche reste ardue, qui nécessite, pour boucler chaque dossier, trois ou quatre jours de travail pour le médecin du même nom.
«Et encore, souligne le Dr Crunel, dans une structure relativement importante et moderne comme l'abattoir de C., des ressources existent en interne, mais c'est loin d'être le cas dans le secteur purement agricole.»
A l'abattoir, les viscères extraits à pleines mains(AFP)Des paysans « durs à la tâche ».
En quinze ans de pratique à la MSA d'Alençon, le médecin du travail a vu se redessiner le paysage agricole. Moins d'exploitations, mais qui emploient plus de salariés. Au total, dans l'Orne, les effectifs se maintiennent, à la différence des évolutions observées dans des départements voisins, comme la Sarthe. La souffrance au travail, cependant, demeure. C'est connu, les paysans sont «durs à la tâche». « Mais, quand ils craquent, ils craquent bien!», constate le Dr Crunel. Les conflits sont ici d'autant plus violents qu'ils surviennent souvent frontalement, avec des face-à-face qui sont équivalents à des divorces.»
Sans faire les titres des journaux comme dans d'autres secteurs, les suicides au travail ne sont pas exceptionnels. « Parmi les salariés agricoles, témoigne le Dr Crunel, les passages à l'acte peuvent survenir après des événements comme la vente de l'exploitation, ou sa réorganisation, qui altèrent le climat de confiance avec l'employeur. Les pendaisons sont alors des accidents de travail consécutifs à des traumatismes psychologiques.» Quand l'intéressé en réchappe, c'est alors que le médecin du travail, à la recherche d'une solution de reclassement, devra déployer des trésors de diplomatie. Les exploitants eux-mêmes ne sont pas non plus à l'abri de brutales décompensations. Les jeunes, en particulier, lorsqu'ils s'installent, peuvent se sentir écrasés par la prise de risque. Et craquer.
Un paternalisme tenace.
Certaines structures seraient plus exposées. Les haras, par exemple, avec leur univers très hiérarchisé et masculin, peuvent être le théâtre de violences et de harcèlement machistes, rapporte encore le Dr Crunel. Mais, «la mécanisation aidant, la féminisation est en train d'y changer la donne», observe le Dr Marc Mouton, en charge depuis dix-sept ans d'un secteur à dominante hippique, dans la partie centrale de l'Orne.
Le milieu demeure très accidentogène. «Avec des interlocuteurs qui s'appuient sur des pratiques très empiriques, comment voulez-vous édicter des normes objectives de sécurité au contact des animaux?, s'interroge le Dr Mouton, qui se refuse toutefois à stigmatiser ce secteur. Bien sûr, nous avons encore affaire à quelques propriétaires traditionnels, qui peuvent faire penser à des Gabin autocrates. Mais les problématiques de santé au travail rejoignent de plus en plus souvent le modèle économique général, avec le stress lié à la performance et au rendement.»
(DR)Ex-gynécologue médicale installée pendant vingt ans en libéral en Bretagne, le Dr Colette Pichon s'est, pour sa part, convertie à la médecine du travail agricole en 2004. «Les ouvriers agricoles, constate-t-elle, sont encore souvent traités comme des serfs. Ils disent ne plus se laisser frapper par leur “maître“, comme autrefois leurs parents, mais ils restent soumis à un paternalisme tenace. Les exploitants se flattent volontiers de les nourrir, et ils profitent d'un illettrisme fréquent. Il m'est par exemple arrivé, en lisant des contrats, d'apprendre à des ouvriers qu'ils étaient en fait employés et rémunérés à temps partiel. Ils l'ignoraient!»
Entre exploitants et ouvriers, la marge de manoeuvre du médecin du travail est d'autant plus réduite que les uns comme les autres partagent une même culture de l'endurance et du silence. «Tant d'agriculteurs souffrent de troubles musquulo-squelettiques (TMS) sérieux, qu'ils n'envisagent ni se de soigner ni de s'arrêter», note le Dr Crunel. «Et pour arriver à gagner leur confiance, ajoute le Dr Pichon, et les faire s'exprimer, il nous faudra bien trois visites. Au premier contact, le fait de les questionner sur le poste leur semble suspect: “Pourquoi vous occupez-vous de mon travail ?“ , nous demandent-ils. Pas facile de le convaincre que notre échange restera confidentiel.»
De 300 à 400 maladies professionnelles dépistées chaque année.
Dans ce département de sérieuse pénurie médicale, le médecin du travail supplée aux carences de la prise en charge. «On gère la crise de la santé, affirme le Dr Crunel. En moyenne, je rédige quotidiennement quatre ou cinq lettres destinées à des praticiens. Et chaque année, je dépiste de 300 à 400maladies professionnelles non déclarées. Chaque fois, il faut faire assaut de persuasion et expliquer que si, au Loto, 100% des gagnants ont joué, en matière de maladies professionnelles, 100% des non-déclarants ont perdu!»
Parfois, le choc en retour est sévère. Tel médecin s'est fait traiter de «petit fonctionnaire stalinien» par un employeur excédé. «Pour désamorcer les situations conflictuelles, nous nous penchons sur la psychodynamique du poste de travail, explique le Dr Crunel. En mettant l'accent sur l'organisation concrète des tâches, nous déplaçons les lignes d'opposition et apportons un regard médical qui peut être profitable pour tout le monde. Par exemple, dans une entreprise d'élagage, la recommandation d'utiliser des tronçonneuses plus légères pour certaines opérations va tout à la fois limiter les risques de TMS et améliorer l'efficacité. Même le patron de droit féodal finit par entendre ce langage.»
Dans bien des cas, cependant, «face à des employeurs qui n'hésitent pas à demander à leurs salariés de leur présenter leurs radios et les éléments de leurs dossier médical, qui s'obstinent à nous considérer comme des ennemis, confie le Dr Pichon, le médecin du travail s'inscrit en faux avec une certaine culture de la souffrance, une culture qui maintient les gens dans le sacrifice».
En quoi il se comporte avant tout en médecin : «Quand vous identifiez sur le poste de travail le geste qui coince et qui occasionne une tendinopathie, estime le Dr Crunel, vous soignez mieux que ne saurait le faire le médecin généraliste dans son cabinet.» D'où l'intérêt du tiers-temps. Une présence sur le terrain que le Dr Crunel privilégie résolument. Séances de formation à la clé. A l'abattoir de C., il conclut sa visite en évoquant la prochaine séance de formation qui va être organisée sur les produits de nettoyage alcalins et acides. Il évoque aussi les protections auditives moulées, un investissement que vient de décider l'entreprise. «Les mentalités changent, se félicite-t-il, le temps où, pour être un bon bûcheron, il fallait être sourd, est quand même révolu!»
* Du 23 février au 2 mars, Paris, porte de Versailles.
Repères
– 1966 : vingt ans après la création de la médecine du travail dans les entreprises du commerce et de l'industrie, naissance de la médecine du travail obligatoire pour les salariés de l'agriculture.
– MSA : ce sont les caisses de la Mutualité sociale agricole qui sont chargées dans tous les départements d'organiser les examens de médecine préventive, la réparation des accidents et le reclassement des salariés, puis, à partir de 1979, les missions d'inspection en entreprises (notion de « tiers-temps »).
– Le guichet unique : à la différence de leurs confrères du régime général, les médecins du travail en MSA bénéficient du guichet unique : au sein de la même structure, ils côtoient les médecins-conseils de la caisse, des conseillers prévention, des assistantes sociales spécialisées dans la gestion du handicap.
– 365 : c'est le nombre des médecins du travail qui exercent aujourd'hui à travers la France. Ils travaillent dans 5 000 centres fixes d'examens en entreprises et hors entreprises, ainsi qu'à bord de 90 unités mobiles, des camions spécialement aménagés.
– L'INMA (Institut national de la médecine agricole), à Tours, assure une formation médicale continue pour les généralistes ruraux à l'origine et délivre un diplôme reconnu pour exercer en agriculture, au même titre que le CES (certificat d'études spéciales). Pôle de FMC pour tous les acteurs de la santé et de la sécurité, au travail, l'INMA est aussi un lieu d'échanges et de colloques, avec un important fonds documentaire.
Phyt'Attitude, réseau de toxivigilance
Comment le monde agricole réagit-il aux applications du Grenelle de l'environnement, et par exemple aux dispositions prises concernant les produits phytosanitaires, la limitation de leur usage et les protections à adopter pour leur épandage ? Géré par les médecins du travail agricole, le réseau national Phyt'attitude est censé, sans faire la police, inciter au respect d'un code de bonne conduite pour se protéger de la toxicité des herbicides, insecticides, fongicides, rodenticides, dans les diverses filières concernées : bois, viticulture, maraîchage, horticulture, semences.
Comme ses confrères, le Dr Crunel prend régulièrement son bâton de pèlerin pour aller porter la bonne parole, dans le cadre de réunions publiques. «De plus en plus d'agriculteurs participent à ces séances d'information, observe-t-il. Les irréductibles, pour leur part, s'abstiennent et dénoncent les “gauchistes écolos“ de la médecine du travail. La prise de conscience est réelle depuis quelques années, mais reste limitée.» Le travail d'information reste d'autant plus délicat que les données épidémiologiques, bien documentées pour les intoxications aiguës, sont encore incomplètes, en particulier pour les risques cancer.
Le reclassement : pour les exploitants aussi
Depuis 2003, l'AGEFIPH (aménagement de poste au titre des aides techniques) oeuvre au bénéfice des exploitants agricoles, avec diverses actions destinées à les maintenir plus longtemps en activité. La caisse de la MSA Mayenne-Orne-Sarthe a ainsi traité en cinq ans 104 dossiers, à un rythme qui s'accélère (8 en 2003, 36 en 2007), signe de l'intérêt croissant qu'accorde à cette démarche le monde agricole. Cinquante-neuf pour cent de ces dossiers concernent la tranche des 46-60 ans, 70 % des hommes, dans les secteurs de la polyculture, de l'élevage et de productions de céréales. Les demandeurs sont victimes de pathologies diverses (hernies discales, arthroses évoluées, TMS, maladies dégénératives, séquelles de cancers, de greffes). L'ampleur des projets est très diverse, qui va du microprojet à 3 000 euros jusqu'à l'aménagement complet d'une stabulation avec robot de traite à 364 000 euros. Les participations financières de l'AGEFIPH, selon les cas, représentent de 17 à 100 % de ces budgets (62 % en moyenne).
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