LE TEMPS DE LA MEDECINE
«HISTORIQUEMENT, la tendance s'est marquée de manière très nette, à partir de 1973, avec l'apparition, en France, de l'échographie. A partir de là, les cardiologues se sont mis à ne plus ausculter, se souvient le Dr Claude Bisseux, 65 ans, généraliste installé à Villemomble (Seine-Saint-Denis). Comme si, depuis lors, les médecins avaient désappris à pratiquer l'examen clinique, constate cet ancien PH en cardiologie. Après, poursuit-il, avec la généralisation des scanners, la situation s'est encore détériorée. Que voulez-vous, cela prend tellement de temps de maîtriser les nouvelles techniques, qu'il n'est plus possible d'étudier le reste, qui devrait pourtant être considéré comme l'essentiel de la médecine!»
«Les jeunes médecins ne savent plus écouter pour faire une auscultation pulmonaire, se désolait le médecin-écrivain Jacques Chauviré, ex-généraliste, quelques jours avant sa mort, à 90 ans (« le Quotidien » du 29 mars 2005) ; ils décident tout de suite de faire une radio de contrôle. Quand un patient se plaint de mal au ventre, ils l'envoient faire une échographie. Aujourd'hui, les médecins ne savent plus palper. Le contact corps à corps est oublié, l'examen clinique se réduit à l'interrogatoire du malade. Ce n'est plus le même métier!»
PSA ou toucher rectal ?
«Ce recours systématique aux examens complémentaires conduit souvent à chercher midi à quatorze heures, ajoute le Dr Bisseux, alors qu'un examen clinique basique aurait évité cette perte de temps. Et d'argent! Mais c'est là tout le paradoxe de la situation: on prescrit à tour de bras de l'imagerie ou des bilans justement parce qu'on n'a pas le temps d'examiner les patients! Prenez l'exemple du toucher rectal, quel médecin ne va pas préférer faire faire un dosage de PSA?»
Le temps manque au médecin de ville, qui ne touche pas terre, tout autant qu'à l'hospitalier. «Compte tenu du coût de la journée et du raccourcissement de la durée de séjour, analyse le Dr Phillippe Cornet, 56 ans, généraliste dans le 11e arrondissement de Paris, professeur de médecine générale à Paris-VI, les examens sont prescrits en batterie, de façon exhaustive, avec des kits complets. Il n'est plus possible de faire du pas à pas et de procéder avec toute l'intelligence médicale requise, selon la méthode hypothético-déductive si longtemps à l'honneur en médecine interne. Or ne nous méprenons pas. L'examen clinique suffit rarement à poser un diagnostic, comme lorsqu'on palpe un gros foie ou des kystes du sein. Mais, complété par l'interrogatoire et les données épidémiologiques, selon l'âge et le contexte social du patient, l'examen complémentaire servira à confirmer ou à infirmer les hypothèses générées par l'examen clinique. C'est tout l'art médical, la démarche de l'expert.»
Une démarche qui se perd, notent les interlocuteurs du « Quotidien », qui s'accordent à constater que les grands internistes se font rares aujourd'hui. Les grands cliniciens seraient en voie de disparition.
La faute donc aux nouvelles technologies, au manque de temps, à la pression économique.
La faute aussi à un certain système hospitalo-universitaire. «La sémiologie n'est malheureusement plus très bien enseignée, estime le Dr Jean Lafortune, 54 ans, généraliste à Paris (11e arrondissement). Les seniors ont trop d'étudiants dans leurs services et, pour eux aussi, le temps fait défaut.»
«Vous ne pouvez pas pratiquer tout à la fois l'enseignement au lit du malade et publier dans les revues internationales», confirme le Dr Cornet. «Tant pis si c'est un sujet qui fâche, lance le Dr Adel Ben Ali, 40 ans, PH au groupe hospitalier Saint-Joseph, à Paris, mais il faut reconnaître que le bât blesse avec la seniorisation: un senior universitaire qui veut être nommé doit impérativement publier, il n'a pas le choix, c'est au détriment de l'enseignement clinique et du suivi de ses patients. Ou alors, il lui faudrait passer sa vie entière à l'hôpital!»
Pour calmer l'inquiétude du jeune médecin.
Dans ces conditions, les « juniors » éprouvent le sentiment d'être quelque peu abandonnés à eux-mêmes, face au malade. «Comment le jeune externe apprend-t-il, alors qu'il n'y a personne dans la chambre du patient pour lui enseigner la véracité de ce qu'il a lu dans les manuels?, demande Ilan Attyasse, étudiant en DCEM 3 à Paris XIII-Bobigny. Il est souvent plus simple de faire une batterie d'examens qui, à défaut d'orienter, procurent une certaine sécurité alors qu'on navigue dans une incertitude diagnostique. Si, jeune clinicien, je veux éviter de passer à côté d'une grave pathologie ou d'une complication rare, j'ai intérêt à dégainer avec l'arsenal d'investigations qui est mis à ma portée. Je me demande si l'examen complémentaire n'agit pas alors sur mes inquiétudes et mes angoisses de soignant, à la façon d'un placebo, pour me rassurer.»
Et l'externe d'exprimer sa nostalgie d' « un examen clinique qui obligeait au rapport direct avec le patient et la maladie, un rapport altéré par la haute technologie de l'examen complémentaire».
Cette situation est d'autant plus dommageable, souligne un clinicien qui ne souhaite pas apparaître sous son nom, que «l'on n'apprend même plus aux juniors les valeurs prédictives des examens complémentaires!».
Les chefs de clinique ne sont naturellement pas en cause, s'accordent à remarquer les médecins interrogés par « le Quotidien », victimes qu'ils sont des sureffectifs d'étudiants. «La solution, préconise le Dr Cornet, passe par l'ouverture en ville du stage de deuxième cycle. Les étudiants auraient ainsi toute latitude de suivre l'évolution de patients au fil du temps, sur plusieurs semaines, au contact direct d'un maître de stage formé à cet effet. Hélas, le stage de médecine générale reste confidentiel dans son application, dans l'attente d'une instruction ministérielle.»
Le patient non plus ne semble pas exempt de responsabilité dans la situation actuelle. «La fin de l'examen clinique se traduit souvent par sa faim d'examen complémentaire, observe le Dr Jean Lafortune. Après avoir vu des séries télés, il vient pour nous commander une écho, un scanner et un bilan biologique. Et le praticien a d'autant plus tendance à céder à cette pression consumériste qu'elle le met à l'abri d'éventuelles retombées judiciaires. Comment, dans un contexte de plus en plus procédurier, résister à la logique de l'obligation de moyens?»
Bien sûr, toutes les spécialités ne sont pas logées à la même enseigne. «En neurologie, parler de la fin de l'examen neurologique relève du blasphème, s'écrie le Pr Carole Sereni, chef du service de neurologie de l'hôpital Léopold-Bellan, à Paris. Quatre-vingt-dix pour cent de nos diagnostics s'appuient sur les interrogatoires et ce n'est pas demain la veille qu'on prescrira des examens complémentaires en escamotant l'examen clinique, comme c'est le cas aux Etats-Unis!»
Le plateau technique ne permet pas de mesurer la douleur.
Mais le Pr Sereni constate que la neuro-sémiologie est à ce point complexe que son apprentissage nécessite des années d'études. «Il m'a fallu attendre la fin de mon clinicat pour prendre pied, confie-t-elle. L'enseignement destiné aux internes devrait être bien davantage centré sur la description clinique.» En gériatrie aussi, l'examen clinique a toujours de beaux jours, assure le Dr Bernard Durand-Gasselin, chef du service gériatrie-gérontologie du groupe hospitalier Paris - Saint-Joseph : «Chez nous, ce n'est pas le plateau technique de pointe qui va permettre de mesurer la douleur, l'humeur, la continence, le risque de chute, ou l'évolution de la maladie d'Alzheimer. De même que, en pédiatrie, le fait que l'enfant joue peut être plus intéressant à noter que son taux de leucocytes, l'observation de la manière dont un patient âgé se lève est souvent riche d'enseignements.
Le lien humain avec le patient.
Et même lorsqu'il faut recourir à des examens complémentaires de pointe, nous devons entretenir le lien humain avec le patient; quand il passe un scanner pulmonaire, par exemple, il faut lui expliquer comment tenir une apnée de dix secondes.
Evidemment, note le chef de service, la juste reconnaissance des marqueurs de soins performants en gériatrie n'est pas très valorisée par les temps qui courent. Elle éloigne du style cow-boy des publications internationales. Le fait d'apprécier la capacité d'une personne à sourire peut sembler médicalement trivial. La valeur de simplicité médicale, par ces temps hautement technologiques, n'est pas prisée. Mais elle recèle une dimension humaine primordiale. A la différence de la machine, l'examen clinique est créateur de confiance et garant de qualité de vie, même et surtout quand les limites thérapeutiques sont étroites.»
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