«NOUS SOMMES les fantassins de la médecine», sourit le Dr Mahmad-Farouk Omarjee, généraliste à Saint-Pierre, dans le sud de l’île de la Réunion. Calmement, il explique son incertitude lorsqu’il a vu son premier patient atteint du chikungunya. «C’était en avril 2005, j’étais complètement perdu, je ne savais pas du tout ce que c’était. J’ai fait faire des prises de sang, il n’y avait rien. Je l’ai envoyé chez le rhumatologue, rien. C’était très angoissant de constater qu’une personne en bonne santé se trouvait brutalement percluse de douleurs, sans avoir la moindre idée de ce qu’elle avait», raconte-t-il. Aujourd’hui, il travaille parfois plus de douze heures par jour. Depuis la flambée de l’épidémie en janvier, il constate une augmentation de 20 % de son activité. «Il faut surtout rassurer les gens qui ne croient pas qu’un petit moustique puisse faire autant de dégâts, jusqu’à provoquer la mort et qui imaginent autre chose», poursuit-il.
Dans l’est de l’île, les premiers cas se sont déclarés en octobre. Depuis, cette zone particulièrement humide est la plus touchée par le virus. «En décembre, je voyais quatre ou cinq cas de chikungunya par jour. Je me suis rendu compte que ça faisait comme une tache d’huile: c’était une rue entière qui contractait la maladie en quelques jours. Il y en a eu de plus en plus. Rien qu’hier, sur 50patients, 40 avaient le chikungunya», témoigne le Dr Christine Kowalsik, généraliste à Saint-André. Elle-même touchée par le virus, elle a dû être hospitalisée pendant une semaine. «J’ai contracté la maladie chez une patiente, je me suis fait piquer chez elle. En général, pendant les visites, je fais attention: je me badigeonne de répulsif, je fais brûler des serpentins* et je ne traîne pas. Là, je suis restée dix minutes de trop. A l’hôpital, j’étais à deux doigts de demander de la morphine tellement j’avais mal.»
« Je n’en peux plus ».
Ces derniers jours, alors qu’un certain tassement du nombre de nouveaux malades faisait espérer une stagnation de l’épidémie, un week-end de fortes pluies a suffi à relancer l’affluence des patients. «Je n’en peux plus. La semaine dernière, les “chikungunyés” commençaient à être moins nombreux. Avec les pluies, les moustiques sont revenus, et ma salle d’attente est à nouveau bondée. Les gens attendent à l’extérieur», dit le Dr Rémy Mamias, généraliste à Sainte-Suzanne.
Deux mois après le début de l’explosion du nombre de cas, les consultations concernent souvent des patients qui font des rechutes. «Actuellement, les gens viennent nous voir parce que les douleurs et la fatigue reviennent. En général, les enfants récupèrent rapidement. Ceux qui souffrent le plus sont les adultes entre 45 et 65ans. On dit même que les douleurs pourraient persister à vie», précise le Dr Omarjee.
A l’hôpital comme dans les cabinets, ce sont les nourrissons, les femmes enceintes et les personnes âgées qui suscitent le plus d’inquiétude. «Je vois beaucoup de femmes enceintes. Depuis janvier, on a mis en place un dépistage systématique des futures mamans, grâce à la sérologie. Elles sont très angoissées pour leur bébé», explique Mahmad-Farouk Omarjee. Dans la clientèle du Dr Christine Kowalsik, deux patientes enceintes ont quitté la Réunion pour la métropole. «Je ne les ai pas retenues», précise-t-elle.
Désarmés.
Près d’un an après les premiers cas de chikungunya, les médecins se sentent toujours aussi désarmés face à cette maladie méconnue. Si le dernier bilan officiel fait état de 157 000 personnes touchées, les médecins estiment à 200 000, voire 300 000, le nombre de personnes atteintes depuis l’arrivée du virus en mars 2005, sur une population de 775 000 habitants. «Je suis écoeurée du manque d’informations, alors que, en tant que médecins de ville, nous sommes en première ligne. On ne sait rien et on ne peut pas aller chercher l’information, car on n’a pas le temps», explique Christine Kowalsik. «On sait très peu de choses sur la maladie. Du coup, entre généralistes, on ne dit pas toujours la même chose et les patients ne nous font plus confiance», poursuit-elle.
Dans leur pratique, les médecins réunionnais expriment tous le même désarroi face à l’absence de traitement. «On entend souvent dire qu’aucune femme ne vit son accouchement de la même façon. Pour le chikungunya, c’est pareil, le virus se manifeste de façon variable d’un individu à l’autre. C’est très insidieux. Pour certains, ça démarre très doucement, pour d’autres, c’est au contraire très brutal», ajoute-t-elle.
Face à l’épidémie, les soignants se solidarisent. «C’est une gestion de crise, ça n’a rien à voir avec la médecine normale. On s’organise entre médecins. Nous nous éclairons les uns les autres sans qu’il y ait de structures. On déjeune ensemble, on partage nos inquiétudes», raconte le Dr Shashi Bachun, généraliste dans les Hauts de Sainte-Suzanne.
A Saint-Pierre, infirmières libérales, kinésithérapeutes, pharmaciens et généralistes échangent leurs informations. «On discute des traitements qui peuvent soulager la douleur, on partage nos connaissances, sur l’efficacité des huiles essentielles, par exemple», indique Mahmad-Farouk Omarjee. «Il y a un côté excitant dans cette épidémie: on vit quelque chose d’exceptionnel qui ne se reproduira probablement pas dans notre carrière. Ça permet de remettre notre pratique en question», analyse Christine Kowalsik.
Trouver des solutions.
Depuis plusieurs semaines, la polémique enfle au sujet de la gestion de la crise par les services de l’Etat. De l’avis de tous les médecins, la prise de conscience de la Drass (Direction régionale des affaires sanitaires et sociales) s’est faite tardivement. «A la mi-janvier, j’ai eu un médecin de la Drass au téléphone, il pensait que l’épidémie serait éradiquée à la fin janvier», raconte Christine Kowalsik. Le 19 janvier, un groupe de médecins du sud de l’île signait une lettre commune réclamant la vérité des chiffres sur ce qu’il appelait déjà la crise sanitaire. «La gestion de la crise était folklorique au départ. On avait prévenu les autorités, ce n’est que maintenant qu’elles comprennent le message. Aujourd’hui, ce n’est plus l’heure de polémiquer. Il faut trouver des solutions car le chikungunya touchera la métropole dans quelques mois: les Réunionnais voyagent beaucoup et l’Aedes , vecteur du virus, existe en Europe, notamment dans le sud de la France», explique Mahmad-Farouk Omarjee. Christine Kowalsik ajoute : «Il faut que les médecins en métropole sachent que le chikungunya est une maladie chronique très douloureuse. Je pense qu’on peut la comparer à l’état de fatigue et de lassitude que ressentent les cancéreux.»
* Sorte de bâton d’encens en forme de spirale qu’on fait brûler pour éloigner les moustiques.
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