Tribune libre
par les Prs Jacques Domergue et Henri Giudicelli*
Déjà six mois que nous avons remis au ministre de la Santé Jean-François Mattei le rapport sur « la chirurgie française, les raisons de la crise et les propositions ». Six mois ont passé, et rien ne semble avoir bougé.
Le malaise s'est accentué, les chirurgiens se sont regroupés : le groupe « cochise » porte les revendications catégorielles insuffisamment défendues par la CSMF ou l'UCF. Si nous ne faisons rien, certaines spécialités essentielles sont menacées. Par qui serons-nous opérés demain ? La question est suffisamment grave pour être posée dès à présent.
Les récents accords entre la CNAM et la CSMF, laissant de côté les disciplines chirurgicales et le manque évident de volonté, pour résoudre le problème des assurances en responsabilité civile des chirurgiens, anesthésistes et obstétriciens en raison du lobbying des assureurs sont autant de menaces supplémentaires. Nous devons proposer un « plan d'urgence de la chirurgie », pour redonner à cette discipline une meilleure attractivité.
Les causes de la démotivation sont d'ordre matériel et sociologique. Différentes selon le secteur d'exercice, public ou privé, la démotivation conduit à la faillite de certaines spécialités fondamentales comme la chirurgie viscérale ou l'orthopédie. Il y a urgence à motiver les jeunes médecins à s'engager dans ces spécialités sinistrées, dans l'intérêt du métier, mais surtout pour répondre à un besoin de santé publique.
D'abord, parce que la gestion des postes disponibles a été calamiteuse depuis la réforme de 1999, date à laquelle la revalorisation de l'obstétrique s'est faite au détriment de la chirurgie. Cela a conduit à un déséquilibre insoutenable : il y a 819 internes inscrits dans la filière de gynécologie-obstétrique que les services d'obstétrique ne peuvent pas tous accueillir et qui ne seront donc pas formés à l'obstétrique. Ils font « tourner » les services de chirurgie totalement désaffectés par les internes en chirurgie français : il y avait 15 internes inscrits au DESC de chirurgie viscérale et digestive en 2002 ! La plupart des postes sont occupés par des internes étrangers.
Ensuite, parce que les perspectives de vie des disciplines chirurgicales sont difficilement compatibles avec les aspirations des jeunes chirurgiens. Ils ne veulent plus travailler comme leurs aînés 70 à 80 heures par semaine et être de garde ou d'astreinte un jour sur deux. Pour quelle contrepartie ? 93 000 euros par an en moyenne en secteur I, pour 3 600 heures travaillées, soit 25 euros de l'heure, c'est-à-dire un peu moins qu'un ouvrier qualifié. Enfin, parce que le métier a changé. En secteur libéral, la judiciarisation se surajoute aux cadences infernales du métier. Elle apparaît comme un épouvantail autant psychologique que financier, 77 % des jeunes Français rêvent de devenir fonctionnaire. Comment ne pas s'étonner que l'on ne trouve plus de chirurgiens ? En secteur hospitalier, la déresponsabilisation au sein de l'hôpital public, le poids constant de la réglementation et des normes, associés au manque d'incitation du système public, l'esprit des 35 heures, tous ces ingrédients ont conduit au « désenchantement hospitalier » dénoncé dans le rapport Couanaud.
Quatre piliers pour une réforme
Nous pensons qu'il est encore temps de sauver, la chirurgie française, longtemps considérée comme la plus innovante, la plus homogène et la plus performante au monde. Cette réforme doit s'appuyer sur quatre piliers.
- Revaloriser la chirurgie.
En secteur libéral, la revalorisation et avant tout financière. Les actes sont mal payés en secteur I, ce qui conduit à une surconsommation et à des indications parfois excessives. Moins d'actes chirurgicaux, mais des actes mieux payés permettront seuls de casser les cadences infernales. En secteur public, la revalorisation passe par une gratification à l'activité pour améliorer les performances de l'hôpital public tout en reconnaissant la pénibilité des spécialités chirurgicales participant aux gardes et astreintes.
- Proposer un nouveau mode d'organisation de l'hospitalisation.
L'offre de soins est trop dispersé. Le nombre d'équipes chirurgicales doit être réduit autour des plateaux techniques plus performants. Il faut décloisonner public et privé, et raisonner en termes d'offre de soins globale. Moins d'équipes, mais des équipes plus denses en effectifs, avec un rythme de gardes moins soutenu, c'est le seul moyen de répondre aux aspirations des jeunes chirurgiens en formation.
- Réorganiser la profession.
Le métier de chirurgien ou, plutôt, les métiers de la chirurgie ont évolué. La chirurgie générale a disparu. Les techniques « high tech » ont envahi les blocs opératoires, contribuant ainsi à un regain d'intérêt pour les métiers de la chirurgie. Mais les besoins restent toujours aussi difficiles à apprécier. Aucune instance ne peut donner de manière précise une photographie des compétences disponibles dans une région, ce qui rend l'organisation sanitaire aléatoire. Le « Qui fait quoi et dans quelles proportions ? » doit devenir une des questions prioritaires de l'observatoire régional de la chirurgie qu'il faut mettre en place.
- Redorer l'image de la chirurgie.
Une discipline en crise risque de réduire son attractivité, si elle n'offre pas aux jeunes internes des perspectives professionnelles modernes. Une modification du numerus clausus de première année de médecine, l'augmentation des places en chirurgie à l'internat, ainsi que la création des filières doivent inciter les unes à s'orienter vers des carrières chirurgicales.
- Une mutation urgente.
Nous ne devons pas attendre les départs à la retraite massifs des chirurgiens en exercice qui vont intervenir dans les dix prochaines années pour mettre en route la mutation de la chirurgie française. Elle doit être lancée au plus vite. Dans l'intervalle, il faut redonner confiance aux chirurgiens en exercice, de plus en plus démotivés et qui, pour beaucoup, n'ont qu'une idée en tête : cesser leur activité ! Si la génération des chirurgiens de plus de 55 ans arrête d'opérer, nous serons confrontés à une crise démographique dramatique, sans précédent, et qui conduira à des importations massives de chirurgiens étrangers, dont on n'aura pas eu le temps de vérifier la formation. Voilà par qui nous serons opérés demain.
* Auteurs du rapport sur la chirurgie remis en février dernier au ministre de la Santé.
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