LE QUOTIDIEN - Comment se situe ce nouveau travail par rapport au précédent ?
Dr GERARD KARSENTY - C'est la continuation du travail précédent. Nous avions montré qu'il y avait un contrôle de la formation de l'os par une hormone, la leptine, qui allait du corps vers le cerveau, mais nous n'avions pas démontré quel était le mécanisme par lequel le cerveau contrôle l'os. Nous avons donc essayé de trouver le médiateur qui va du cerveau à l'os et qui médie l'action de la leptine.
Il existe des neurones anti-ostéogéniques dans l'hypothalamus
La première expérience que nous avons faite a été de démontrer qu'il existe dans le cerveau un groupe de neurones spécifiques qui contrôlent la masse osseuse, et que nous avons appelés neurones anti-ostéogéniques.
Si ces neurones sont détruits par des moyens chimiques, la masse osseuse et la formation osseuse augmentent chez la souris et la leptine ne peut plus abaisser la masse osseuse. Donc, non seulement ces neurones sont anti-ostéogéniques mais, de plus, ils sont en aval de la leptine. Nous avons aussi démontré, par une destruction chimique des neurones, que les neurones qui contrôlent l'activité de la leptine sur le poids sont différents des neurones qui contrôlent l'activité de la leptine sur l'os. Cela est très important, car c'est la première indication que les deux voies sont différentes et qu'il est peut-être possible de traiter ou de modifier la masse osseuse chez les souris sans les rendre obèses.
Les médiateurs sont neuronaux
La deuxième étape a été de déterminer si ces médiateurs sont de nature humorale (dans le sang), ou neuronale. Pour cela, nous avons fait une expérience assez simple. Nous avons pris deux souris génétiquement modifiées qui ne produisent pas de leptine et nous les avons cousues ensemble (parabiose) afin que leur circulation sanguine s'échange. Chez l'une des souris, nous avons infusé de la leptine, à toute petite dose, insuffisante pour passer dans le sang. Puis nous avons regardé si une ou deux souris perdent de l'os. Résultat, la souris qui reçoit la leptine dans le cerveau perd de l'os, mais la souris qui lui est cousue et échange son sang avec elle ne perd pas d'os. Cela démontre que le médiateur n'est pas dans le sang.
Le système sympathique médie l'action anti-ostéogénique de la leptine
Ensuite, nous nous sommes mis à chercher un médiateur qui soit neuronal. Or, il est connu que les souris déficientes en leptine ou en récepteur pour leptine ont une activité du système nerveux sympathique très basse. Et les souris génétiquement modifiées qui ne produisent pas d'adrénaline ou de noradrénaline ne sont pas obèses, mais présentent une masse osseuse beaucoup plus grande. Cela suggère que, peut-être, le système nerveux sympathique pourrait être le médiateur de l'action de la leptine sur l'os.
Pour prouver cela, nous avons fait deux séries d'expériences. La première série a été de prendre des souris ob/ob déficientes en leptine et de les traiter avec un sympathicomimétique, l'isoprotérénol. Nous avons constaté, ce qui était très surprenant, que les souris ne perdent pas de poids et restent obèses, mais elles deviennent ostéoporotiques (perdent 50 % de la masse osseuse). Cela est une deuxième indication, extrêmement directe, qu'il y a une absence de connexion entre l'effet anorexigène de la leptine et l'effet anti-ostéogénique de la leptine. Nous avons répété l'expérience chez la souris sauvage et, là encore, elle perd de l'os mais ne modifie pas son poids. Nous avons pu montrer par la suite que les ostéoblastes, les cellules qui forment l'os, ont des récepteurs adrénergiques fonctionnels, et il y a des nerfs qui circulent dans l'os.
La deuxième série d'expériences a été de déterminer si, effectivement, le médiateur de la leptine est le système sympathique. Un inhibiteur du système sympathique pouvait-il augmenter la masse osseuse ? Nous avons traité des souris par des bêtabloquants (inhibiteurs sympathiques) et leur masse osseuse a effectivement augmenté. Nous avons pris ensuite des souris ovariectomisées afin de simuler l'ostéoporose, et nous les avons traitées par des bêtabloquants. Résultat, elles ne développent pas d'ostéoporose.
Donc, pour résumer jusqu'à maintenant, il existe des neurones dans le cerveau qui sont anti-ostéogéniques, et l'os est, d'une certaine façon, un organe sympathique dont l'activité est contrôlée par le système nerveux sympathique. Il restait à démontrer qu'il existe un lien entre les deux.
Pour cela, nous avons fait deux expériences. Nous avons pris des souris génétiquement modifiées qui ne produisent pas de cathécholamines et ont une masse osseuse élevée, et nous leur avons infusé de la leptine dans le cerveau. Elles ne perdent pas d'os, ce qui indique que le système nerveux sympathique est nécessaire à l'action anti-ostéogénique hypothalamique de la leptine. Pour la deuxième expérience, nous avons traité des souris par un bêtabloquant, le propranolol, et nous avons infusé la leptine dans leur cerveau. Là encore, la leptine ne peut pas induire de perte osseuse.
Nous avons donc démontré que le système nerveux sympathique est en aval de l'action de la leptine sur le cerveau et qu'il existe un potentiel thérapeutique évident puisque les bêtabloquants, des médicaments sûrs, pouvant être pris par voie orale, augmentent la masse osseuse.
Quelle est la prochaine étape de cette recherche ?
Conduire des études avec différents types de bêtabloquants, puisque nous n'en n'avons testé qu'un, et examiner si certains ont une action osseuse plus forte et préférentielle. L'autre étape est de conduire des études chez le rat et chez l'homme.
L'action anti-ostéoporotique des bêtabloquants n'a-t-elle jamais été remarquée ?
Tout a été écrit, mais pas forcément lu en médecine. Il y a une maladie qui s'appelle l'algoneurodystrophie, qui se manifeste par une augmentation localisée autour d'une articulation de l'activité sympathique, avec prurit, sueurs, jambe rouge, et une ostéoporose. Cette maladie est traitée par les bêtabloquants.
« Cell » du 1er novembre 2002. Interview du Dr Gérard Karsenty, Baylor College of Medicine de Houston, tél. 713 798 54 89, e-mail : karsenty@bcm.tmc.edu
(1) « Le Quotidien » du 21 janvier 2000 rapportait ces travaux publiés dans « Cell » du même jour (2000 ; 100 : 1-20).
Gérard Karsenty, un chercheur français au Texas, éclaire la biologie du squelette
Gérard Karsenty reste français de nationalité mais aussi de cur, malgré dix-sept ans de vie professionnelle passés aux Etats-Unis. Après avoir obtenu en 1984, à l'université Paris-V, un doctorat en médecine ainsi qu'un doctorat ès sciences de 3e cycle, cet ancien interne des Hôpitaux de Paris traverse l'Atlantique fin 1985 pour aller rejoindre le National Institute of Health qui lui attribue un poste de chercheur. Il y étudie l'endocrinologie moléculaire, cellulaire et nutritionnelle et la régulation des gènes.
Deux ans plus tard, il se rend au Texas et rejoint l'université M. D. Anderson, d'abord comme chercheur en génétique moléculaire, puis comme professeur assistant.
Enfin, en 1997, il est nommé professeur de génétique moléculaire et humaine au Baylor College of Medicine à Houston.
Son laboratoire, depuis, ne chôme pas. A son actif, on peut citer brièvement, le clonage, en 1997, du gène qui forme l'os durant l'embryogenèse, un facteur de transcription à la fois nécessaire et suffisant pour former l'os, et tout récemment la découverte que le cerveau contrôle la masse osseuse.
Ce curriculum professionnel remarquable ne l'empêche pas d'avoir d'autres centres d'intérêts. Ancien joueur de tennis de très haut niveau, il continue de taper dans la balle. Enfin, il a deux enfants, et se remarie fin décembre avec une collaboratrice qui est aussi signataire de l'article de « Cell », une Française, bien sûr.
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