LES COMPTES semblent bons. A MSF, on enregistre, bon an mal an, 2 000 candidatures spontanées envoyées par des médecins, pour un peu moins de 400 départs d'expats. Le ratio est similaire dans les autres associations.
A MDM, ce sont 1 200 médecins qui écrivent chaque année, alors qu'une centaine de postes internationaux sont à renouveler. Aide médicale internationale ne manque pas non plus de volontaires pour pourvoir à la vingtaine de postes de médecins expatriés nécessaires au fonctionnement de ses missions. Pourtant, les grandes comme les petites, toutes les associations font le même constat : les cadres médicaux sont devenus introuvables. Chefs de programmes, ou coordinateurs médicaux, ce sont, selon la formule de Stéphanie Del Gaudio, responsable des ressources humaines d'AMI, «les rois du pétrole». Il faut se les arracher sur un marché où les ONG anglo-saxonnes n'hésitent pas à débourser le prix fort pour débaucher ces french doctors de la nouvelle génération humanitaire, la génération des superpros.
Ni mère Teresa ni Rambo.
Le sauveur de la planète mû par ses seuls bons sentiments n'a certes pas disparu complètement de la circulation. «Nous continuons à avoir besoin de cliniciens prêts à décoller pour des missions d'urgence partout dans le monde où éclate une catastrophe», confirme Loïc Barriquand, DRH terrain de MSF France. Ces praticiens vont partir pour des missions type Darfour, de quelques semaines au maximum. Pour eux, la grande épopée des french doctors n'a pas subi de bouleversement, par rapport aux temps héroïques du Biafra ou du Bangladesh.
Mais «nous nous méfions de plus en plus de ces profils idéalistes, confie Stéphanie Del Gaudio. En caricaturant un peu, on pourrait même dire que nos deux ennemis, ce sont les profils psychologiques type mère Teresa ou Rambo: des candidats très passionnels, désireux de vivre des mythes. Et qui tombent de haut. C'est cruel de le constater, mais si on part avec l'idée d'aller soigner des petits enfants faméliques au bout du monde, on s'expose à des déceptions brutales».
Au temps des « doux dingues » a donc succédé, que cela plaise ou non, celui des pros. Aucune ONG médicale ne saurait échapper à cette professionnalisation qui est devenue le maître mot sur la planète humanitaire. «Nous vivons selon d'autres critères de compétences qu'autrefois, constate Fabienne Alarcon, responsable recrutement et parcours à MDM. Le clinicien ne nous intéresse plus. Aujourd'hui, nous sommes dans le transfert de compétences. Nos expatriés doivent intervenir dans des environnements compliqués, il leur faut maîtriser des langues étrangères, des structures administratives et politiques spécifiques, des techniques épidémiologiques, des modes thérapeutiques très différents de ceux en usage en France. Bref, médecin expat, c'est un métier. Et un autre métier que médecin chez nous.»
«Nos médecins interviennent dans le faire faire et non plus le faire, confirme Stéphanie Del Gaudio. Nous leur demandons d'exercer une autorité sur une équipe, avec des locaux, de gérer des stocks, de négocier avec des responsables régionaux, de tenir des relevés épidémiologiques, de procéder à des évaluations et à des audits. Ils doivent travailler non pas sur des cas, mais sur des masses, dans une perspective de santé publique et de soins de santé primaire. Rien de tout cela n'est enseigné en faculté de médecine.»
L'humanitaire est un métier.
Pour pallier cette carence de formation, des écoles spécialisées ont vu le jour. La plus ancienne, Bioforce, institut privé des relations internationales et stratégiques, prépare aux métiers de l'humanitaire, avec des formations courtes spécialisées (gestion, logistique, protection) et des cursus plus qualifiés (gestion de projet de la solidarité internationale). «L'an dernier, nous avons fourni 89élèves à des ONG médicales (MSF, Handicap international, AMI, MdM), explique Marie Perroudon. Mais, parmi eux, un seul médecin, tous les autres étant des paramédicaux ou des logisticiens.»
Plus spécialisé, le Centre européen santé humanitaire (CESH) a vu le jour en 2000, à l'initiative de Charles Mérieux. «L'humanitaire est un métier en plus d'un autre métier, souligne le Pr Claude Gras (CESH), et c'est pourquoi nous avons développé des programmes spécifiques en formation permanente destinés aux acteurs de santé: diplôme interuniversitaire de santé humanitaire ; diplôme universitaire d'actions de coopération et de solidarité, anesthésie-réanimation humanitaire (formation destinée aux spécialistes pour leur faire découvrir les contraintes éthiques et techniques de l'action humanitaire) ; prise en charge sanitaire des personnes migrantes; gestion du stress en situation de crise; communication orale et éducation sanitaire (interculturalité dans les pays en développement, amélioration de la communication orale selon l'environnement socioculturel…) .»
Pour l'anthropologue Yannick Jaffré (EHESS), «l'humanitaire international devrait maîtriser au moins trois types de savoir: connaître la langue et la culture du pays ainsi que son pluralisme médical; intégrer l'ensemble des programmes qui interviennent dans les mêmes sites, chacun voyant midi à son projet; et prendre garde aux effets iatrogènes de tous ces programmes, en particulier l'affaiblissement de l'Etat et des autorités régionales et locales». A AMI, on apprécie particulièrement les anciens issus d'universités européennes qui ont développé des cursus spécialisés, comme Anvers. Les DU de médecine tropicale ont aussi la cote. «Quand se décidera-t-on à ouvrir le cursus médical initial à un enseignement de la solidarité internationale?.» demande Fabienne Alarcon.
A MSF, le Dr Danielle Heinrich, responsable du pool médecins, n'hésite pas à accorder des bourses à des volontaires qui partent pour Londres faire un master de santé publique et épidémiologie, ou à les envoyer en stages linguistiques accélérés à Dublin.
Mais, le plus souvent, pour former leurs troupes, les DRH devront se contenter de la débrouille empirique. Loïc Barriquand préfère employer le terme de parcours plutôt que celui de carrière. «Pour relever le défi de la pénurie des coordinateurs médicaux, nous avons besoin de volontaires qui s'engagent sur plusieurs années, explique-t-il. Une première année dans un pays est nécessaire pour les familiariser aux données locales et leur permettre d'accéder à un projet d'encadrement sur le terrain. Selon les pays, il leur faut aussi assimiler des programmes spécifiques: tuberculose, sida, épidémies de rougeole. Il y a aussi des protocoles particuliers qui nécessitent d'être négociés avec les nationaux, par exemple, la chloroquine et les antipaludéens, les stratégies contre la malnutrition. Pour finalement accéder à la responsabilité de coordinateur médical dans un pays, plusieurs années seront souvent nécessaires. Ces médecins sont de véritables chefs d'orchestre. Et c'est toute la difficulté devant laquelle nous sommes: les intégrer suffisamment longtemps pour qu'ils acquièrent ce degré de performance et de polyvalence.»
Aucune campagne de recrutement ne les fera éclore. Les coordo-med restent un tout petit nombre. «Entre associations, nous les connaissons tous, confie Stéphanie Del Gaudio. Ils peuvent être de différentes générations, autour de la quarantaine ou jeunes retraités. Nous galérons pour les trouver. »
Entre associations françaises, on rivalise avec des plus, comme l'accompagnement de la famille en mission, ou les formations, en externe ou en interne. Un code de bonne conduite exclut en principe la concurrence sauvage. «Tout autrement se comportent les grandes ONG anglo-saxonnes, dénonce Fabienne Alarcon. Elles brandissent l'argument financier, en proposant des salaires qui peuvent atteindre jusqu'à six fois ce que nous pouvons offrir.»
Mais, en plus des galons du professionnalisme, ce que les ONG continuent d'apporter aux médecins, salariés ou volontaires, c'est un espace rare, capable de réconcilier sens de la médecine, sens de la vie, sens de sa vie. Comme dit Stéphanie Del Gaudio, «avec un extraordinaire, un shoot d'événements ».
Engagement et information
Pour sa 16e édition, la Cité de la réussite réunit, à partir de demain et jusqu'à dimanche, 150 personnalités qui dialogueront avec 20 000 participants sur le thème : « Engagement et vulnérabilité : une question d'humanité ». Des politiques (Bernard Kouchner, Robert Badinter, Martin Hirsch, Valérie Pécresse), des médecins et scientifiques (Xavier Emmanuelli, Willy Rozenbaum, Rony Braumann), ainsi que des philosophes et des artistes (Pierre Rosanvallon, Robert Guédiguian, Claude Lanzmann, Marc Lambron), sont à l'affiche de ce rendez-vous qui se déroulera à la fois au Sénat et à la Sorbonne.
A noter d'autre part que le Tour de France humanitaire, caravane d'information, poursuit son périple à travers l'Hexagone, en partenariat avec 124 ONG d'envergure nationale. Occasion de rappeler que le secteur humanitaire totalise 40 500 salariés équivalent temps plein, avec plus de 5 000 départs annuels en mission, tous statuts confondus.
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