C'est Lionel Jospin qui avait commandé ce rapport*, en novembre dernier, à trois administrations (ministère de l'Ecologie et du Développement durable, direction de prévision au ministère de l'Economie et commissariat général du Plan). Le Premier ministre demandait aux spécialistes (universitaires et experts) des choses économiques, juridiques, sociales ou médicales, aux praticiens hospitaliers, syndicalistes et autres sociétés de conseil, d'éclairer la lanterne gouvernementale dans le lacis des crises en tous genres.
Il y a du travail, en effet. Les pouvoirs publics parviennent mal à rétablir la confiance et à calmer l'anxiété de la société en proie aux risques sous toutes leurs formes, constate le rapport du séminaire animé par Jacques Matheu.
Querelles d'écoles
Dans le passé, « l'attitude traditionnelle consistait à faire étudier le problème par un expert compétent en lui laissant éventuellement le temps d'approfondir ce qui est encore peu clair ».
Ces temps heureux sont révolus, maintenant que plusieurs écoles de pensée concurrentes s'affrontent devant les médias, aucune ne parvenant à s'imposer de manière incontestable.
En gros, deux démarches s'opposent : certains experts suggèrent de reconnaître que nous ne connaissons pas tout et de nous satisfaire du peu que nous savons. Faute de tout prévoir avec précision, ils envisagent des scénarios, pèsent leur dangers respectifs, leur affectent des probabilités ; les pouvoirs publics peuvent alors doser leurs actions immédiates de prévention et de vigilance, infléchissant le cap au rythme des nouvelles connaissances. C'est la méthode adoptée dans les négociations mondiales autour du changement climatique.
L'autre courant, baptisé catastrophiste par les premiers, juge quant à lui qu'il faut prendre pleinement en compte l'éventualité de la catastrophe et donc refuser de s'engager dans une voie nouvelle lorsque la menace qui pèse sur les êtres humains paraît majeure. C'est l'acception forte de la précaution : on ne diffère pas la décision d'arrêter un danger au motif qu'il est imparfaitement connu. Face à la menace de catastrophe majeure, fût-elle de très faible probabilité, on juge légitime de s'abstenir de s'engager dans une voie nouvelle. De la planification inversée, estiment les experts du CGP. C'est l'attitude souvent revendiquée en matière de développement des organismes génétiquement modifiés (OGM) ou de clonage humain.
Ainsi chemine le principe de précaution, entre « catastrophistes éclairés » et défenseurs de la démarche probabiliste.
Les médias coupables
Pour arbitrer ce conflit d'évaluation, les politiques sont d'autant plus dans l'embarras que les médias viennent interférer comme amplificateur de l'écart qui sépare les représentations des experts et celles des profanes, compliquant la recherche des priorités, au lieu de la simplifier.
Des médias coupables, selon le rapport, d'accorder « une grande place à certains risques d'ampleur limitée, alors que des risques bien plus importants apparaissent sous-estimés, voire ignorés ».
Les auteurs appellent à la rescousse trois exemples : les quelques cas annuels de méningites, qui entretiennent l'inquiétude ainsi que la demande excessive d'antibiotiques ; les cas de listériose, alors que les quelques décès annuels passaient inaperçus avant que l'on ne dispose des moyens de détection qui permettent de les attribuer à Listeria monocytogenes ; la crainte d'une contamination des canettes de Coca-Cola en Europe, qui a fait l'objet d'une campagne disproportionnée au regard des symptômes parfaitement mineurs manifestés par quelques personnes.
Inversement, s'ils se complaisent à magnifier des risques limités, les médias traitent quotidiennement par le mépris des risques avérés et de grande ampleur, par exemple les accidents automobiles.
Aux prises, donc, avec des médias qui forcent, pour vendre, sur le spectaculaire, même quand il est marginal, avec des experts suspects aux yeux du public d'être plus proches des décideurs que des victimes, et avec des individus au jugement collectivement irréaliste**, les politiques doivent quand même rationaliser la hiérarchisation des risques. Des méthodes les y aident.
QALY et l'hépatite C
Par exemple, dans le domaine de la santé, celle du « coût sur QALY (Quality Adjusted Life Year) », qui permet d'effectuer un bilan entre, d'une part, le coût d'une mesure de prévention et, d'autre part, le nombre d'années de vie qu'elle permet de faire gagner. Ce nombre d'années est ajusté pour prendre en compte non seulement la satisfaction procurée par l'allongement de la durée de la vie, mais aussi l'impact positif, sur cette satisfaction, d'une meilleure qualité de vie durant les années supplémentaires. La méthode recommande donc d'accorder en priorité les budgets de prévention aux actions pour lesquelles une faible dépense rapporte beaucoup d'années de vie, c'est-à-dire aux actions dont le coût sur QALY est faible, puis - au fur et à mesure - aux actions pour lesquelles cet indicateur est plus élevé.
Un indicateur de ce type aurait permis de chiffrer à plus de 15 millions d'euros/QALY le renforcement du dépistage de l'hépatite C décidé en France en 1990 (test PCR doublant le test ELISA). Une mesure, estiment les auteurs, qui a coûté une somme faramineuse à la collectivité pour éviter un ou deux décès annuels, alors que le même budget, utilisé autrement, aurait permis de sauver beaucoup plus de vies. Mais le contexte politique lié à l'affaire du sang contaminé a pesé plus lourd que QALY.
* La Documentation française, 170 pages, 11 euros.
** Par exemple, d'après les sondages, les deux tiers des conducteurs français estiment conduire mieux que la moyenne.
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