« Le Grand Dérangement », de Georges Balandier

Nouveaux et incertains mondes

Publié le 26/09/2005
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> Idées

QUELQUES SIGNES servent de repères pour faire le portrait déjà esquissé de ce qui nous arrive. Contrairement aux peuples arrachés à leur territoire ancien, et contraints de se refonder, nous sommes surtout des émigrés dans le temps. Le Grand Dérangement contemporain « marque le passage, par rupture, d'un passé défait à un présent où l'inédit s'étend, où le devenir se produit dans la transformation continue sans achèvement identifiable ». Autrement dit, c'est, en termes proprement philosophiques, le congé définitif donné aux grands Absolus qui fixaient un point oméga aux synthèses passées : révélation de l'Histoire, ordre comtien, dévoilement de l'Etre, société sans classes enfin réconciliée avec elle-même. Tout est en mouvement sans que l'on sache ce que le mouvement va créer, tout recommence visiblement, mais ce qui se crée sous nos yeux semble n'avoir aucun inspirateur. Simplement, dit Balandier, voici les « nouveaux Nouveaux Mondes ».
L'un des traits de cet avènement est évidemment le tout-communication, dont l'Internet est le grand paradigme. La communication est à la fois une mise en relation et une mise en circulation. Tout doit bouger, l'inertie aujourd'hui signifie la mort. La mondialisation de l'économie est accélérée par l'obsolescence des compétences, la recomposition des métiers, le nomadisme des capitaux. Balandier note la cruelle distinction qui se fait aujourd'hui entre ceux qui se déplacent loin et facilement, et, à l'opposé, ceux que tout rive à un espace limité. La surmodernité se caractérise par une surenchère de production de véhicules, la recherche de très grandes vitesses étant plus liée à la fonction de service concurrentiel qu'à celle de mise en proximité. L'auteur parle à ce sujet d'une « société véhiculaire ». Les pays qui restent en dehors de ces trépidations sont condamnés à l'errance, c'est-à-dire à un temps absorbé par l'espace.

La disparition du réel.
Un autre trait arrache l'homme contemporain à ce qui fut son douillet ici maintenant : le réel n'existe plus vraiment, la téléréalité le tient à distance, tout en prétendant le livrer, les repères s'estompent, nous vivons de plus en plus dans le virtuel. Ainsi, nous sommes en relation avec des êtres potentiels, la planète tout entière « tchatche » avec nous, et nous lui livrons nos « blogs » les plus intimes sans jamais être en présence d'aucun être physique.
Déjà le virtuel s'introduit dans nos maisons et, à la fin des années 1980, un bâtisseur par logiciel interposé fit surgir une ville simulée, « Sim City ». Ce qui se dessine le plus clairement est en fait une imbrication du réel et du virtuel. Le projet Biosphère II conçu en Arizona nous fera évoluer dans notre vaisseau spatial que gouvernera de l'extérieur un pacifique (?) timonier qui évitera qu'on se prenne les pieds dans une moquette trop réelle.
Enfin, les technologies informatisées assurent à l'homme la maîtrise de son histoire biologique. Une histoire qui donne déjà le pouvoir de modifier les formes du vivant, de dépasser la reproduction sexuée par le recours au clonage. Au-delà se profilent des possibilités qui, hier, faisaient partie de la littérature et du cinéma de science-fiction : eugénisme, réparation d'organes par les greffes et les prothèses, marchandisation d'organes et... amortalité.
Ce que cherche à dire Balandier au travers de ces descriptions souvent très justes, c'est que tous ces systèmes comportent des failles ou sécrètent de dangereux anticorps. « La technisation des domaines du social, en voie de rapide généralisation, donne plus de prise à l'accident : catastrophe industrielle, panne des systèmes à désastreux effets en chaîne, manipulation du vivant à conséquences mal connues. »
En outre, l'urbanisation planétaire et la dictature du présent dissolvent les identités, arrachant les gens à leur passé sans leur assigner de futur désirable. La suprématie du pouvoir faire se fait au détriment du comment exister, et engendre des replis réactionnaires : régionalisme frileux, communautarismes dangereux.
Il faut lire ce livre qui a pourtant un inconvénient : tirer la sonnette d'alarme en nous persuadant en même temps qu'il est déjà trop tard.

PUF, 117 p., 15 euros.
* Comme il n'y a pas de petites inventions, rappelons qu'on lui doit le terme « tiers-monde ».

> ANDRÉ MASSE-STAMBERGER

Source : lequotidiendumedecin.fr: 7809