LE TEMPS DE LA MEDECINE
LONGTEMPS, la tradition philosophique a décrit la mémoire comme l'évocation d'une expérience intérieure et personnelle. Surgissement du passé dans le présent ou « présent du passé », selon l'expression de saint Augustin, elle assure l'unité et la continuité temporelle de l'expérience consciente de chaque individu. A la fin du XIXe, dans le prolongement de Durkheim, la tradition sociologique s'empare des faits individuels et les analyse comme des faits sociaux ou collectifs. A propos de la mémoire, Maurice Halbwachs (1877-1945) affirme : « Si nous examinons d'un peu plus près de quelle façon nous nous souvenons, nous reconnaîtrions que, très certainement, le plus grand nombre de nos souvenirs nous reviennent lorsque nos parents, nos amis ou d'autres hommes nous les rappellent. On est assez étonné lorsqu'on lit les traités de psychologie où il est traité de la mémoire, que l'homme y soit considéré comme un être isolé. » Normalien, major de l'agrégation de philosophie à 24 ans, docteur ès lettres, Halbwachs devient professeur de sociologie avant d'être élu au Collège de France en 1944. Arrêté peu après par la Gestapo, il mourra en déportation à Buchenwald. Il a tout juste le temps d'assurer sa leçon inaugurale. Pourtant, son grand projet est tout entier inscrit dans l'intitulé de sa chaire du Collège de France : « Psychologie collective : comprendre les conditions sociales du vécu des individus ». C'est également à l'occasion de sa nomination qu'il peaufine son ouvrage, paru à titre posthume et sur lequel il a travaillé pendant près de vingt ans (de 1925 à 1944), « la Mémoire collective ».
Une succession de souvenirs.
« Pour Halbwachs, la mémoire collective est composée des représentations que se partagent les membres d'un d'un groupe social. L'idée est qu'il y a non seulement une mémoire collective, mais que la succession des souvenirs qui constituent cette mémoire constitue un temps collectif ou social. On peut ainsi définir la mémoire collective d'une nation (par exemple, la prise de la Bastille) ou celle d'une famille », résume Jean-Christophe Marcel, maître de conférence à l'institut de sciences humaines appliquées de l'université Paris-IV. Cette notion est essentielle, car, « sans l'ensemble des souvenirs qui constitue sa mémoire collective, le groupe n'existerait pas ou ne durerait pas ». Cette mémoire-là se distingue d'ailleurs du cadre chronologique dans lequel se déroulent les événements qui rythment la vie du groupe, car la mémoire s'appuie surtout sur l'histoire vécue. De plus, contrairement à l'histoire, elle ne prétend pas à la vérité. « Le souvenir est dans une très large mesure une reconstruction du passé à l'aide de données empruntées au présent, et préparée d'ailleurs par d'autres reconstructions faites à des époques antérieures et d'où l'image d'autrefois est sortie altérée », écrit Halbwachs.
L'individu appartient à plusieurs groupes et transporte avec lui les impressions et les souvenirs de ces différents groupes réels ou imaginaires. « Nos souvenirs demeurent collectifs, ils nous sont rappelés par les autres », insiste-t-il. Car « nous portons toujours avec nous et en nous une quantité de personnes ». Si je me promène seul à Londres pour la première fois, « dira-t-on que, de cette promenade, je ne peux garder que des souvenirs individuels, qui ne sont qu'à moi ? », interroge-t-il. Non, parce que ma solitude n'est qu'apparente. Je me promène avec une foule de personnes qui ont eu des souvenirs avant moi et qui m'aideront à me ressouvenir : l'historien qui m'aura conté l'histoire de Westminster, le peintre qui m'aidera à apprécier telle ou telle perspective, Dickens, dont je retrouve bien des impressions décrites dans son roman. La mémoire individuelle n'échappe donc pas à la mémoire collective.
Lieux de mémoire.
L'œuvre de Halbwachs permet d'appréhender la question du lien entre l'individu et le groupe. En ce sens, elle interroge la modernité. Cependant, pour Jean-Christophe Marcel, la notion de mémoire collective a eu peu de prolongements, notamment en sociologie. Elle a surtout été reprise par les historiens, « notamment avec le travail de Pierre Nora sur les lieux de mémoire. Là, il y a un enjeu très fort après la Seconde Guerre mondiale sur tout ce qui tourne autour de la Shoah ».
Lorsqu'on lui fait remarquer que Carl Gustav Jung (1875-1961) a été le contemporain de Halbwachs et a élaboré la notion d'inconscient collectif, il précise : « La rencontre entre la psychanalyse et la sociologie a été en France un rendez-vous manqué. Pour les durkheimiens qui travaillent sur les phénomènes de la conscience, la possibilité d'un inconscient ne peut que conduire à l'irrationalisme. »
Cependant, même s'il est souvent assimilé à la mémoire collective, l'inconscient jungien se présente plutôt « comme des figures préformées prêtes dès la naissance à recevoir et à transformer l'expérience de l'individu. Il existe dans l'inconscient un archétype de la mère, par exemple, et qui est indépendant de l'expérience personnelle de l'enfant. C'est une potentialité, un schème prêt à être activé. En aucun cas, on ne peut parler de mémoire collective », confirme d'ailleurs Christine Fouchard, psychanalyste, membre de la Société française de psychologie analytique.
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