Le Temps de la médecine :
La mort en face
Il y a des idées reçues qui ont la vie dure. L'annonce à un enfant que son père ou sa mère est entré(e) en phase terminale serait à proscrire pour lui éviter un traumatisme, selon certains médecins. Ce déni est tel qu'il est même écrit en lettres capitales sur les murs, à l'IGR (Villejuif, Val-de-Marne) comme dans beaucoup de services : « Accès interdit aux enfants de moins de 15 ans. » Une consigne qui ne repose sur aucune directive hospitalière.
Or, affirme Nicole Landry-Dattée, psychologue-psychanalyste à l'unité de psycho-oncologie de l'IGR, « c'est quand on ne dit rien à un enfant pour ne pas l'angoisser que celui-ci va toujours imaginer pire que la réalité et s'angoisser encore plus ».
Cette certitude, la clinicienne l'a acquise en animant des groupes de soutien aux enfants et aux adolescents de parents atteints d'un cancer.
« La nécessité m'en est apparue sitôt nommée à l'IGR, raconte-t-elle, un jour que l'on est venu me chercher en catastrophe : "Venez vite, Madame X est en train de mourir et ses six enfants sont à l'école et ils ne sont pas au courant !" »
D'où ce pari de la parole en groupe.
Une première audace. La seconde, souligne-t-elle, fut de « décider que le tandem en charge de l'animation comprendrait une psychanalyste et un médecin. Pour associer le somatique et le psychique et être capable de faire face à toutes les questions posées ».
Trois praticiens de l'IGR s'y sont collés en alternance, mais une seule a tenu le choc, le Dr Marie-France Delaigue-Cosset, une des plus anciennes de l'institut, anesthésiste. « A ce poste, explique-t-elle, je suis un peu transdépartementale, dans les divers traitements. Sinon, je n'ai suivi aucune formation en psychologie ou en psychiatrie, j'ai juste une sensibilité particulière qui fait dire à Nicole que je suis tombée dedans quand j'était petite. »
Le Dr Delaigue-Cosset tient donc depuis neuf ans. Neuf ans de coanimation de ces groupes d'enfants et d'adolescents, accompagnés ou non de leurs parents, malades ou valides, qui se réunissent deux fois, à quinze jours d'intervalle, dans l'atelier dit des Dames en rose, au rez-de-chaussée de l'IGR, dans la bibliothèque des patients.
Chaque séance débute, après la présentation des participants, par la projection d'un film d'une quinzaine de minutes, intitulé, selon le mot d'un enfant, « Il faut parler... savoir. »« C'est en quelque sorte le starter pour ouvrir le dialogue entre parents et enfants, soignants et enfants, raconte Nicole Landry-Dattée. On a fait jouer des enfants qui demandent ce que c'est que le cancer, qui confient leurs peurs, leurs sentiments de culpabilité ; un illustrateur, Puig Rosado, y a mis sa patte pour aider aux formulations avec des dessins d'animaux. »
La vérité avec des mots gentils
Quand le film est fini, le silence retombe sur la douzaine d'enfants réunis, assis sur des chaises au premier rang, avec parfois à leurs côtés leurs meilleurs copains de classe. Les adultes sont au second plan. En général, ce sont les 6-8 ans qui sont le moteur du groupe et qui posent d'abord des questions médicales : un film à usage purement interne a été réalisé par Louis Monfort au cours de plusieurs séances. On y voit tout d'abord les enfants poser des questions médicales : « Le cancer, c'est composé de quoi ? »« Comment fait le tuyau pour prendre le sang dans les veines ? »« Pourquoi les cheveux tombent ? »
Marie-France Delaigue-Cosset leur répond avec des mots aussi simples que possible.
Ensuite viennent des échanges regroupés autour de quelques thèmes majeurs :
- La vérité. Les enfants disent qu'ils comprennent que l'on cherche à les protéger mais, comme dit l'un d'eux : « On veut la vérité avec des mots gentils. »« Si l'on ne sait pas, on croit que maman est au travail, qu'elle ne rentre pas ce soir. On croit que (la fillette hésite, la psychanalyste insiste doucement pour qu'elle poursuive) peut-être qu'elle est morte. »
« Si on a quelque chose sur le cur, il faut en parler, sinon on démoralise. »
- Les changements. « Papy et Mamy sont tout le temps à la maison, alors qu'avant on ne les voyait pas beaucoup. »« On lui a enlevé les cordes vocales, il ne peut plus nous parler. » A côté du garçon qui vient de parler, son meilleur ami ; la caméra le cadre qui baisse la tête discrètement, soulève ses lunettes, essuie une larme en silence.
- La tristesse, l'abandon. « Il y a des personnes qui nous manquent. On imagine qu'ils viendront plus à la maison... Quand il y en a qui sont morts, on pense à eux. Surtout le soir. »
- L'espoir et le désespoir. « Un moment, on croit qu'on va s'en sortir, et puis on replonge. » L'adolescente est prise de sanglots qui l'empêchent de poursuivre...
Dans l'atelier des Dames roses, toutes les têtes se baissent, les regards s'évitent, se figent. Quelques notes de piano tintinnabulent dans le silence.
Aucun sujet n'est éludé. Parmi les plus délicats, la culpabilité face au parent malade. « On a l'impression qu'il le fait exprès, on arrive à un moment où on ne peut plus le supporter... »
Quand la mort est parlée
Les deux animatrices rencontrent en général une fois par trimestre une psychiatre qui assure un travail de supervision. « Une fois, lui raconte Nicole Landry-Dattée, un ado de 15 ans parlait de son agressivité vis-à-vis de son père malade, le malaise était de plus en plus palpable et je guettais le moment où il allait exploser. Et, tout à coup, enfin, il a éclaté en sanglots. Après, on a pu reprendre les échanges sur un mode apaisé. »
« Quand la mort est parlée et nommée, poursuit la psychanalyste, nous constatons un réel soulagement dans le groupe. Cela se manifeste tout à coup par une atmosphère moins lourde. Cette détente se traduit également par le relâchement physique dans les attitudes. »
L'idée de la mort est présente dans tous ses groupes. Au départ de l'expérience, le projet était destiné à accueillir des enfants de patients en début de maladie. Mais, très vite, le recrutement s'est effectué surtout parmi ceux dont le parent a rechuté ou est entré en phase terminale. Certains n'ont plus que quelques jours à vivre.
« Les enfants, même très jeunes, témoignent d'une grande qualité de réflexion quant aux questions métaphysiques et existentielles, observe Nicole Landry-Dattée. Ils s'interrogent sur le pourquoi de la mort et ils constatent que tout ce qui vit meurt. »« Si Dieu existe, pourquoi permet-il la mort ? », demandent certains. Ce à quoi d'autres leurs répondent : « Si la mort n'existait pas, on serait trop sur Terre. » Ils remarquent qu' « il n'y a pas de vie sans mort ».« La mort, disent-ils, est préférable à la misère, à la douleur ou à la solitude. »
Bien sûr, les enfants comprennent que, en ne leur disant rien, leurs parents cherchent à les protéger de leur tristesse et de leur peur. Mais ils se plaignent souvent : « On aime son père, ou sa mère, alors on s'inquiète, on a besoin de savoir. »
Les groupes de soutien de l'IGR assurent donc la reprise de la parole et de la pensée, après l'effet de sidération né de l'angoisse et de l'incertitude.
Avant que le groupe ne se disperse, un goûter est offert à tous les participants dans une salle voisine. Il faut reprendre des forces après s'être mis à nu. Les uns et les autres se regroupent par affinités et les échanges se poursuivent de plus belle. A la sortie, chacun reçoit une carte avec les coordonnées du service pour un entretien individuel, s'il en éprouve le besoin.
Quand elles évoquent ces dizaines de groupes qu'elles ont animés de conserve, les deux praticiennes se déclarent l'une comme l'autre toujours aussi émerveillées par le courage des enfants. « Je pense à la phrase de Saint-Exupéry, dit le Dr Delaigue-Cosset, "C'est quand le corps se défait que l'essentiel se montre" . »
L'enjeu, à leurs yeux, ne souffre pas le moindre doute. « Ne pas parler, assure Nicole Landry-Dattée, c'est infliger à l'enfant le double traumatisme, celui de la mort en plus de celui du mensonge. Après surviendra la dépression infantile dont, devenu adulte, il ne parviendra pas à se débarrasser. Comme un Scotch collé au bout des doigts. Plus tard encore, cet état sera transmis aux enfants et aux petits-enfants. Ce que l'on appelle le squelette dans le placard. »
Les deux animatrices avouent qu'elles effectuent un numéro de trapéziste. Elles n'ont jamais pleuré pendant un groupe, mais l'une d'elles reconnaît qu'il lui est arrivé quelquefois de ne pas pouvoir parler, car elle était au bord des larmes. Elles évoquent l'amitié des enfants. Le souvenir de celui qui avait voulu venir avec son meilleur copain, un sourd-muet. « C'est la grande force de l'amitié, vitale dans ses moments-là, dit le Dr Delaigue-Cosset. Comme notre amitié à nous deux, après neuf ans de ces paroles, de ces silences, de ces regards d'enfants. »
Pour en savoir plus, le livre de Nicole Landry-Dattée et Marie-France Delaigue-Cosset « Hôpital silence, parents malades : l'enfant et la vérité », éditions Calmann-Lévy.
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