«SI VOUS APPELEZ pour la petite Noëlie, tapez trois», propose aujourd'hui encore le standard automatique de l'EFS de Bois-Guillaume (Seine-Maritime). Un message enregistré reprend, à l'attention des bonnes âmes volontaires pour un don de moelle, le film des événements qui ont conduit au décès de l'enfant, le 1er juin 2004, des suites d'une leucémie rare (lire l'encadré).
Sur les sites de plusieurs CHU aussi, des insertions sur Noëlie continuent d'être systématiquement mises en ligne : «Une plaisanterie de très mauvais goût, titre par exemple le CHU de Nantes. Nous demandons aux nombreuses personnes abusées par un message frauduleux de ne pas appeler les services du CHU et des autres établissements de santé. Ce message a été transmis sous forme de chaîne de mails. Il ne doit donc pas être relayé vers d'autres correspondants et doit être supprimé.»
«Le CHU n'est pas à la recherche d'un donneur pour une petite fille du nom de Noëlie, contrairement à ce qu'affirme un mail circulant depuis de nombreux mois», précise de son côté le site du CHU d'Angers, qui reçoit actuellement chaque jour plus de 40 appels de donneurs potentiels.Constatant une recrudescence du mail ces dernières semaines, le CHU d'Angers a publié le 30 mars un communiqué dans l'espoir de stopper la chaîne : «Outre le caractère anxiogène et infondé de ce message, c'est son caractère néfaste et erroné qu'il faut retenir pour l'empêcher de se diffuser plus avant», souligne-t-il.
Les CHU de Nantes, d'Angers et de Rennes sont les trois établissements cités par les appels récurrents au don pour sauver Noëlie, avec l'EFS de Bois-Guillaume.
Lignes saturées.
«J'avoue que sur ce coup, j'ai manqué de perspicacité, reconnaît un des innombrables internautes abusés . Il m'aurait suffi d'appeler les numéros de téléphone qui figuraient sur le message. Mais c'est justement cette pléthore de numéros concernant des hôpitaux et des centres de transfusion qui m'a fait tomber dans le panneau.»
D'autres ont composé ces numéros, parmi lesquels un seul correspond bien à son destinataire, celui de l'EFS de Bois-Guillaume. «Nous avons été victimes d'un processus infernal, confie une standardiste, avec aujourd'hui encore des pics de 30 à 50appels quotidiens. Dans la journée, c'est le standard qui est saturé et, la nuit, le service de garde est victime de personnes qui s'acharnent, malgré le message que nous avons enregistré.» Des vagues ont même culminé jusqu'à 500 appels/jour, obligeant à créer un nouveau poste de standardiste pour sauvegarder l'activité.
«Pour nous, cette saturation des lignes est dramatique car elle perturbe l'approvisionnement en produits sanguins des établissements hospitaliers de toute la Normandie, en dépit de tous nos efforts pour combattre la rumeur», se désole Candice Plainfosé (EFS de Caen).
Le hoax, cette «information fausse, périmée ou invérifiable propagée spontanément par les internautes», selon la définition donnée par le forum spécialisé Hoaxkiller, est par nature insaisissable, laissant ses victimes en proie à un sentiment d'impuissance : «Les personnes qui téléphonent sont émues comme si c'était leur propre enfant qui était en cause, elles restent sourdes à nos explications, malgré nos efforts pour les rassurer et les convaincre», constate Manuella de la Pena, au CHU de Nantes.
«Nous avons organisé des communications internes pour répondre aux candidats-donneurs, expliquer que nous n'avions jamais lancé d'appel aux dons et exposer les règles de procédure en vigueur, mais tout cela ne parvient pas à enrayer le flux», ajoute Rémi Heym, responsable de la communication au CHU de Rouen.
La logique d'émotion.
Des plans d'action concertés ont même été mis en place entre établissements (alerte sur site Internet, message interne, action de communication dans la presse locale) sans apporter l'apaisement. Et pour cause : «La logique d'émotion épuise la logique de raison», résume le directeur de la communication du siège national de l'EFS, Jean-Marc Ouazan, qui travailla dans le passé avec Edgar Morin sur la rumeur d'Orléans. Nous avons élaboré une méthodologie pour nos personnels et, moi-même, je m'investis personnellement avec des interlocuteurs au téléphone selon la procédure suivante: reconnaître tout d'abord l'émotion de la personne qui téléphone, puis l'en remercier. Ensuite, passer l'information sur Noëlie et expliquer le protocole en vigueur pour les dons de moelle, la distinction entre groupe sanguin et typage HLA, etc. Mais l'expérience montre que c'est presque peine perdue. Dans l'individualisation de la rumeur, chacun croit qu'il est en mesure d'agir par lui-même et sa motivation est suractivée par le démenti rationnel:puisque c'est caché, c'est donc vrai. C'est typique du fonctionnement paranoïaque dans lequel démentir donne l'impression de mentir encore. En prime, si vous tentez de gérer rationnellement les bons sentiments, vous passez pour un technocrate au coeur de pierre.»
Bref, pour M. Ouazan, cette chaîne en faveur de la petite Noëlie, c'est un remake de « la Pitié dangereuse », de Stefan Zweig.
Plus trivialement dit, «c'est un épiphénomène de la connerie générale, s'emporte le Pr Marc de Kerdanet, chef du service d'endocrinologie du CHU de Rennes. Sur Internet, en l'absence de balise et de régulation, l'information échappe à tout contrôle et favorise les délires».
Si l'affaire Noëlie semble unique à ce jour, dans les annales françaises d'Internet, «de semblables appels sont fréquemment lancés par des familles d'enfants victimes de maladies rares, qui sollicitent les médias locaux; cela participe de souffrances bien réelles», tempère le Pr Jean-Pierre Vannier.
La réalité, le Dr Virginie Gandemer, responsable du service d'hématopédiatrie du CHU de Rennes, la confirme, qui a pris en charge Noëlie, pratiqué la chimiothérapie, cherché et trouvé un greffon et procédé à la greffe sans pouvoir enrayer l'évolution fatale. «C'est la grand-mère de Noëlie qui a lancé la chaîne, en croyant bien faire, avant même que nous ne nous mettions en quête d'un greffon, raconte le Dr Gandemer. La maman s'est montrée désolée quand elle a vu les proportions que cette affaire prenait, d'autant plus qu'elle n'avait rien demandé à personne. Moi-même, avec mon équipe, j'ai contacté les médias pour expliquer la situation, mais rien n'y a fait. A la réflexion, je pense que cette grand-mère a dû activer des procédures informatiques à grande échelle, avec des mailing-lists considérables.»
Devant l'ampleur du phénomène, la Société française de greffe de moelle a « incendié » la malheureuse PH, impuissante, comme tous les autres acteurs, à arrêter ces explosions de bons sentiments en chaîne.
La malheureuse histoire vraie
Noëlie L. est née le 15 octobre 2002 à Rennes. Le diagnostic d'une LAM 7 (leucémie aiguë mégacaryocytaire) a été porté en mars 2004. Après une chimiothérapie, elle a subi, au sein du service d'hématopédiatrie du CHU de Rennes, une greffe de sang de cordon ombilical. Elle est décédée le 1er juin 2004.
Deux sites spécialisés sur la traque anti-hoax recensent les dérives posthumes de cette histoire sur le Net : hoaxbuster.com et hoaxkiller.fr.
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