Si la naissance et la condition ont certes une importance capitale dans la composition des menus aux tables médiévales, ceux-ci sont toutefois plus recherchés et moins rebutants qu'une certaine tradition nous le laisse entendre. Cet art culinaire et les pratiques sociales et culturelles qui lui sont associées,empruntent d'ailleurs peu d'éléments à l'héritage légué par l'Antiquité. Dès le XIIIe siècle, la réapparition des livres de cuisine atteste que l'influence des contemporains d'Apicius est très lointaine. De même, l'abondance des épices dans la cuisine européenne du XIVe siècle ne semble pas émaner de l'influence musulmane ou byzantine, le choix des saveurs et la préparation des mets étant totalement différents des deux côtés de la Méditerranée. Il semble donc bien que l'art culinaire médiéval d'Occident se soit forgé sur place, ne cherchant à imiter aucun autre savoir-faire exotique.
Festins et banquets
Dans un monde aussi fortement hiérarchisé que celui de l'Occident au Moyen Age et dans lequel la paysannerie, sans être sous-alimentée en permanence, n'est pas correctement nourrie, la noblesse et une partie de la bourgeoisie passent pour être des « îlots de goinfrerie » ainsi que le célèbre médiéviste Georges Duby s'est plu à les qualifier. La distinction sociale passe par le fait de manger plus et de manger mieux. Proposer une table abondante et garnie de nourritures copieuses est l'une des marques de rang à laquelle doit se conformer toute personne de pouvoir. Aux côtés des bases stables de l'alimentation que sont le pain, la volaille, le poisson et le vin viennent s'ajouter les nourritures produites sur les domaines (fruits, légumes, viande de porc) et des ressources issues des espaces non cultivés ou saltus. A mesure que les forêts deviennent propriétés seigneuriales et que le droit de chasse se restreint, la consommation de gibier apparaît comme un signe distinctif d'une noblesse qui peut ainsi étoffer la variété de son alimentation. Pour cette petite partie de la population, toute occasion est bonne pour festoyer. Aux traditionnelles fêtes chrétiennes et familiales s'ajoutent des événements exceptionnels, comme l'inhumation d'un roi ou le sacre de son successeur, qui s'accompagnent invariablement d'un banquet aux proportions proprement gargantuesques. Mais il convient d'insister sur la fonction éminemment sociale et politique de tels rassemblements : dans une société chrétienne où la prodigalité est une valeur sacrée, ils sont l'occasion pour le noble d'afficher sa puissance, sa richesse et sa générosité.
Le pain des pauvres
Bien que les paysans représentaient près de 90 % de la population, il est difficile de reconstituer leur alimentation de l'époque car les archives les concernant sont quasiment inexistantes. Il n'en demeure pas moins que leur condition précaire et le déséquilibre de leur ration alimentaire les expose à nouveau aux disettes et aux famines qui avaient pratiquement disparu du XIe au XIIIe siècle. Les raisons en sont multiples : guerre de Cent Ans, pression fiscale, mauvaises conditions climatiques, etc. Dans les campagnes, les céréales forment l'essentiel des repas et procurent la majorité des calories (une ration quotidienne de pain peut dépasser 1 kg par personne), entraînant de graves déséquilibres nutritionnels. Ainsi, la carence en vitamine A (apportée par les produits animaux) expose au risque de cécité. De même, le goût pour le pain blanc débarrassé du son engendre des carences en vitamines du groupe B (B3 ou PP notamment), responsables d'affections cutanées et de pellagre. Le bon grain n'est, bien souvent, pas séparé de l'ivraie qui contient un alcaloïde puissant responsable de symptômes proches de l'ivresse. Enfin, les effets neurologiques de la prolifération d'un parasite installé dans l'épi de seigle sont ravageurs. Dans ces cas, il n'est pas rare que les victimes de l'ergotisme, ou « feu de Saint-Antoine », perdent un membre à la suite de gangrène. Toutefois vers le milieu du XVe siècle, la situation alimentaire du paysan n'est finalement pas si mauvaise : les progrès de l'élevage ont accompagné la croissance de la consommation de viande qui atteint des sommets historiques. Les rustres voient donc leur régime se diversifier et certains historiens estiment que des rations quotidiennes de 3 000 calories ne sont pas improbables.
De la terre jusqu'au ciel
L'Eglise chrétienne qui englobe la quasi-totalité de la population du royaume de France n'interdit en théorie aucun aliment aux fidèles. En revanche, le calendrier ecclésiastique leur impose un cadre bien précis : près de soixante-dix jours par an sont normalement jeûnés selon des modalités différentes bien que de nombreuses dispenses pour les malades, les femmes enceintes, les nourrices, les pauvres, les très jeunes ou vieillards soient prévues. La plupart insistent sur la frugalité en incitant à ne faire qu'un seul repas. Plus contraignant, le Carême oblige pendant quarante-six jours à ne consommer que du poisson ou des légumes et à ainsi « faire maigre ». Au-delà des prohibitions religieuses, les aliments sont hiérarchisés selon leur plus ou moins grande proximité avec Dieu. Les oiseaux qui se trouvent en haut de l'échelle spirituelle, puisque volant dans le ciel, sont opposés aux plantes qui viennent de la terre. Parmi elles, on distingue celles qui poussent sur une tige (choux, pois) de celles qui partent de la racine (épinards, salades) et, enfin, des plus viles, les racines ou les bulbes (carottes, raves, oignons, poireaux, aulx). Bien évidemment, les élites consomment beaucoup de volatiles mais évitent le plus possible les légumes laissés aux paysans.
Une cuisine légère et épicée
Souvent présentée comme grasse, lourde et parfaitement indigeste, la cuisine médiévale pourrait au contraire être qualifiée de légère si l'on prend soin de nuancer le propos. En effet, la plupart des viandes étaient bouillies avant rôtissage pour des raisons à la fois techniques et hygiéniques. Quant aux sauces, elles ont presque toutes pour base des liquides à saveur acide (vinaigre, « moust », jus de citron, verjus...) dans lesquelles sont dissouts des éléments aromatiques principalement composés d'épices en tout genre (gingembre, cannelle, girofle, graine de paradis, poivre long, safran, muscade, etc.). Elles sont parfois liées avec de la mie de pain ou des jaunes d'oeuf mais les graisses n'entrent jamais dans leur composition pour de simples questions de goût. Notre moutarde en est un parfait exemple.
Manger pour se bien porter
Règne des « humeurs », la médecine du Moyen Age accorde une grande importance aux aliments qu'elle croit capable de maintenir la bonne complexion de l'individu ou de lutter contre l'excès des humeurs responsables des maladies. Le choix des aliments est donc particulièrement important et participe à la fois de la bonne santé et de la guérison en cas d'affection. De nombreux manuels circulent même au sein du peuple afin d'éclairer les choix culinaires de ceux qui ne disposent pas d'un médecin pour les conseiller et, à la fin du Moyen Age, ce genre de littérature connaît un vif succès. Mais, en réalité, la diététique sert bien souvent in fine de justification aux distinction sociales. Et il en sera ainsi encore très longtemps...
Le ballet rythmé des plats
Les plats que confectionnent les maîtres-queux des grandes maisons prennent place à différents moments du repas, dans un ballet bien rythmé par les « services ». Le service des rôtis succède à celui des potages, terme qui désigne toutes sortes de mets mijotés que l'on mange dans une écuelle. Viennent ensuite les entremets et une série de plats qui concluent les agapes: desserte, issue et « boute-hors » (littéralement pousse-dehors). A chacun des services, on dispose simultanément sur la table plusieurs mets. Il n'est pas possible de goûter à tous et les invités les plus modestes en sont ainsi réduits à se contenter des plats qui se trouvent à proximité, même si ce ne sont pas les meilleurs. Il faut aussi compter avec la promiscuité.
Economie de couverts
Il faut attendre la fin du XIVe siècle pour que l'utilisation des assiettes commence à se répandre en France. Pour les aliments solides, on utilise donc à l'époque un épais morceau de pain, coupé en rond, appelé le « pain tranchoir » ou encore « tailloir ». Pour les plats liquides, on dispose sur la table une écuelle que se partagent deux personnes. Si couteaux et cuillères existent déjà, la fourchette n'est pas encore en usage et on se sert le plus souvent de ses doigts pour porter les aliments à la bouche. Lorsque la table est d'importance, ce sont les nappes, toujours doublées et à larges pans du côté des convives, qui remplacent les serviettes qui n'ont pas encore été inventées.
Une sauce bien épicée !
Dès le début du XIVe siècle, les Français sont pris de passion pour la saveur « cameline » dont la recette figure dans un ouvrage de Maître Chiquart, cuisinier du duc de Savoie, qui date de 1420 : « Prenez du pain blanc selon la quantité de sauce à faire et mettez-le à bien rôtir sur le gril. Ayez du bon vin clairet, le meilleur possible, dans lequel vous mettrez le pain à tremper, ainsi que du vinaigre en bonne quantité. Prenez vos épices, à savoir cannelle, gingembre, graine de paradis, clou de girofle, un peu de poivre, du macis, de la noix de muscade et un peu de sucre; mélangez tout cela avec le pain et ajoutez un peu de sel.»
Le premier « grand chef » français
Alors que, jusque-là, les techniques culinaires se transmettent de maître ouvrier à apprenti selon une tradition orale, Guillaume Tirel, dit Taillevent, sera l'un des premiers à codifier sa cuisine dans des livres, à une époque où l'imprimerie reste à inventer. Né vers 1310 à Pont-Audemer en Normandie, il fit toute sa carrière culinaire et sûrement militaire au service de la Cour. Il doit sa célébrité à un ouvrage, « le Viandier », dont il serait l'auteur et qui nous en dit long sur le renouveau de la cuisine à cette époque, notamment sur l'importance accordée aux sauces et aux épices.
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